Édito

RÉSISTANCE

Alors que l’Ukraine vient d’être attaquée, et que nous sommes tous sidérés par un évènement qui semblait paraître lointain, mais qui nous touche de près, je dois écrire cet éditorial. Tout ce que j’avais pensé auparavant écrire me semble de plus en plus vain. Mon école est en contact avec l’école d’architecture à Kharkiv, et nous avions programmé ensemble un workshop avec dix de nos étudiants là-bas pour fin mars… Impossible à présent. 

Aujourd’hui, je sais que tous, enseignants et étudiants, avec qui nous étions en contact et que nous avons rencontrés par zoom, sont soit sur les routes, soit entrés en résistance les armes à la main ; l’enseignement de l’architecture n’est plus leur priorité. 

Le jour de l’attaque, je devais faire également une conférence avec Tbilissi à propos de la sauvegarde du patrimoine animée par un critique né à Odessa ! Quelle ironie lorsque, au même moment, d’autres bâtiments sont en train d’être détruits dans le pays d’à côté. La discussion a été annulée car aucun de nous n’avait le cœur à la faire, ceux de Tbilissi les premiers. 

Auparavant, je voulais interroger ce qu’est la définition de l’architecture et de sa création, alors que celle-ci est rudement questionnée et me semble sérieusement dévoyée, voire remise en cause, par les thuriféraires d’une vision radicale de l’écologie pour qui la notion de création a disparu du vocabulaire pour ne plus se concentrer que sur des questions techniques, de matériaux biosourcés, de quantité de recyclage ou de superposition de labels à respecter sauf à être considéré comme incompatible avec notre survie, le grand mot ! Certes, ces notions font partie du « comment-construire » l’architecture et donc de l’architecture, mais où sont les autres, celles qui nous donnent le plaisir, la joie et la liberté de la création architecturale, sa valeur ajoutée. Il semble que ces mots soient bannis car souvent considérés comme dangereux. Oui, la liberté est dangereuse ; oui, le plaisir est dangereux. Chacun les définit à sa manière, et la définition de la création architecturale devient fluctuante et évolutive : elle s’adapte en permanence. Mais nombre d’architectes aujourd’hui, sans doute mal à l’aise face à cette absence ou dilution des certitudes, s’interdisent de pouvoir en juger, voire en débattre en n’utilisant plus que des critères techniques, certains et faciles à quantifier pour objectiver les projets. 

Eh bien ! Non. En architecture, on prend du plaisir ou pas. On accepte la courbe qui nous entraîne vers là où nous n’aurions sans doute jamais pensé aller. On accepte le risque de la forme au lieu de ne penser qu’en boîtes, en carrés ou en angles droits, tout ceci sans aucune chance laissée au hasard ou à l’aléatoire. C’est le risque à prendre pour la liberté. 

Penser librement est trop souvent banni dans de nombreuses écoles d’architecture dans le monde aujourd’hui. Les étudiants y sont asservis au réel qui leur enjoint de ne pas ou de ne plus rêver. Ce serait dangereux de le faire, et l’architecture est une chose sérieuse ! Bien évidemment, l’architecture est une chose sérieuse, mais comment transmettre le plaisir à ceux qui vont la vivre, comment leur permettre de s’affranchir de la rudesse de leur vie si l’architecte n’y a pas songé car lui-même ne s’affranchissait pas des contraintes techniques qui le corsettent. 

Et pourtant, comment permettre à des étudiants de construire leur propre pensée sur l’architecture, sur le monde à venir et sur celui dans lequel nous vivons s’ils ne sont pas confrontés à de multiples, diverses et contradictoires manières de penser. Haro sur le futur envisagé comme hypothétique, les talibans du bien-penser vous contraignent au seul commun dénominateur du réel. Et pourtant, quelle chance d’être étudiant en architecture aujourd’hui, dans la première moitié du 21e siècle quand celui-ci est entièrement à penser, à repenser et à inventer. 

Ma génération, étudiante dans la seconde moitié du 20e siècle, a eu la chance inouïe d’être là, alors que le monde était en mouvement, se transformait, et nous n’avions qu’à pousser sur ces transformations tant nous étions impatients du changement. 

Ensuite, les étudiants de la fin du 20e siècle ont eu à affronter la fin des certitudes, les changements de paradigme du monde, la chute du mur, l’émergence de la Chine, la crise financière, et l’angoisse les a, petit à petit, pris à la gorge car, trop souvent, leurs parents, ma génération, leur faisaient comprendre qu’ils, les étudiants, vivraient plus tard, moins bien que, eux, les parents, qui avaient bénéficié de tout. J’ai vu cela dans les années 90, alors que mes étudiants commençaient à contester l’usage du mot progrès ou du mot futur. Pour eux, cela n’avait plus aucun sens. 

Aujourd’hui, les nouveaux entrants dans les écoles d’architecture sont nés depuis 2000, les plus jeunes en 2004 ! Vertige pour les enseignants s’ils le réalisent. Ou pas ! continuons comme avant, au 20e siècle, voire au 19e 

Lire Petite Poucette de Michel Serres est salvateur. Il réalise, après avoir parlé dans les amphis à des jeunes gens dont il voyait le visage et sentait la réaction au travers de leurs expressions, s’être retrouvé petit à petit devant un ensemble de dos d’écrans d’ordinateurs portables, dans lesquels les étudiants, au mieux, suivaient ce qu’il disait voir, le vérifiaient au fur et à mesure, voire faisaient autre chose tout en écoutant de loin… Maintenant, ce ne sont plus les dos d’ordinateurs, mais le crâne des étudiants penchés sur leurs smartphones qu’ils activent avec frénésie de leurs pouces… Ainsi, Petite Poucette. On les comprend. 

À quoi bon se concentrer à écouter l’enseignant, alors que tout est dans la machine ? À quoi bon mémoriser ce qu’il dit, alors qu’on va le retrouver dans la machine ? Donc, à quoi bon faire des cours magistraux ? Non-sens et vanité du corps enseignant qui croit toujours que le transfert du savoir fonctionne de haut en bas. Mais ces nouveaux étudiants ont des savoirs et des capacités que leurs enseignants ignorent, leur capacité d’imaginaire pour créer fonctionne différemment, et leur manière de penser l’architecture est différente, eux qui fonctionnent dans le digital parfois même avant d’avoir appris à parler, eux qui manipulent les jeux vidéo avec dextérité, ces avatars bien plus innovants du monde réel. Les contraindre à n’être confrontés qu’au réel est absurde et les bloque en restreignant leur imaginaire, leur capacité d’invention et, plus tard, d’innovation. Notre monde de demain risque d’être bien triste si nos étudiants en architecture n’ont pas eu la possibilité de rêver afin de l’inventer. Il suffit pour s’en rendre compte de regarder nos magazines dans lesquels les projets, sans revendication ou affirmation de la forme, trop souvent sans aucun débat et souvent qualifiés de minimalistes, se répètent à l’ennui et, là encore, ne nous font plus rêver. 

On ne sourit pas en parcourant un magazine d’architecture aujourd’hui, on est sérieux, voyons ! 

Eh bien, résistons ! Résistons à la sinistrose, au sérieux des doctrinaires de l’architecture. 

Je suis jalouse des étudiants d’aujourd’hui car ils n’ont certes pas à pousser un changement en train de se faire, mais ils ont à imaginer, rêver et inventer le changement et, par conséquent, le monde de demain. Quelle chance ! Quelle opportunité ! Que de possibilités avec tous les nouveaux outils qui arrivent chaque jour pour nous offrir encore plus de capacités. C’est enthousiasmant pour un étudiant de lui permettre de le faire. 

Ils vont avoir à redéfinir ce qu’est l’architecture dans ce nouveau monde en devenir, ils vont devoir redéfinir comment travailler, ce qu’est ou sera celui ou celle qui aura fait des études d’architecture. Architecte ? Peut-être oui, ou peut-être pas, quelle importance… Ou très certainement, d’une manière que nous, leurs enseignants, n’imaginons pas. Ils vont l’inventer. 

La seule certitude que j’ai face à cela est qu’il faut avoir envie plutôt que de devoir bailler devant la manière d’appliquer telle ou telle règle ou telle ou telle norme, valable sans doute aujourd’hui, mais demain ? Je ne sais pas.

Quelle relation, me direz-vous, avec mon préambule sur l’invasion de l’Ukraine ? Il est évident pour moi. En effet, les jeunes étudiants et leurs enseignants de l’école de Kharkiv sont entrés aujourd’hui en résistance contre l’envahisseur qui veut les renvoyer dans le monde d’avant. D’avant le temps de l’indépendance de leur pays, il y a 30 ans, alors qu’ils rêvaient des possibilités offertes par notre mode de vie en occident, de la liberté de penser, de créer, d’inventer, alors qu’il était trop souvent dangereux pour eux d’émettre une idée différente.  

Il y a beaucoup de pays dans lesquels c’est encore le cas, il est risqué de penser, de rêver, d’imaginer un monde différent. Les oukases de ces derniers jours du parlement russe en sont un exemple terrifiant. 

Vous allez dire que rêver, alors que la guerre approche, est peut-être bien vain, je ne le crois pas car, alors, pourquoi et comment se rebeller et devenir résistant. Au contraire, plus nous rêverons le monde que nous voulons pour l’inventer, plus nous résisterons au diktat des malveillants. 

Bien sûr, les écoles d’architecture ne sont pas l’équivalent de la chape de plomb russe appliquée sur sa population, mais leurs manières de faire procède à petite échelle de la même manière. La doctrine est de retour sans annoncer son nom et donc, l’enfermement dans un mode de penser prédéfini, prédigéré, difficile voire interdit à contester. 

Il y a bien longtemps, plus de 20 ans, dans Les cahiers de la recherche architecturale, j’avais écrit et tenté de définir la différence que je voyais entre la doctrine et la théorie. Voici ce que j’écrivais : lorsque nous sommes architectes, « nous pensons en termes d’hypothèses plutôt qu’en termes de doctrines. Les doctrines sont, pour nous, infécondes du fait de l’affirmation de leur énoncé qui “prétend fournir une interprétation des faits, orienter ou diriger l’action“ (Petit Robert, 1988), alors que nous avons toujours pensé qu’il n’y a pas de création, pas d’innovation sans expérimentation, et que l’expérimentation est, par essence, la vérification des hypothèses. Élaborer une théorie, c’est faire appel à l’imaginaire, à la créativité, à l’invention. C’est imaginer un mode de fonctionnement, un processus, des règles du jeu, des rapports entre des éléments qui tentent d’expliquer des phénomènes constatés dont on ne connaît pas les mécanismes. C’est établir des principes provisoires et ensuite les soumettre à l’expérimentation. Un tel processus laisse la part belle au doute et à l’absence de certitude. Si la théorie relève de l’ordre de la créativité, de l’invention, par la recherche permanente à laquelle elle soumet la pensée, la doctrine relève de l’ordre de l’affirmation et de l’aliénation à la prédétermination ; il n’y a pas nécessité d’invention, mais devoir d’appliquer des solutions définies à l’avance. Le résultat alors n’est plus un “original“, mais un “ready-made“. On applique une doctrine, tandis que l’on teste une théorie. Parfois, une théorie peut être fausse ou incomplète, mais féconde du fait du processus expérimental mis en œuvre pour la valider ou du fait de l’analyse des éléments qui se sont révélés inefficients. Du fait même de son inscription dans un processus de recherche, la théorie est créative. Son intérêt réside dans son potentiel créatif. Se positionner face à la certitude des doctrines, travailler en aller/retour constant théorie/expérimentation, c’est pouvoir penser que les règles reconnues et admises sont insuffisantes pour expliquer les phénomènes constatés. C’est pouvoir penser que les règles et les conventions sont insuffisantes, voire parfois mauvaises, qu’elles peuvent donc être remises en cause ou dépassées. C’est une attitude d’insatisfaction permanente, de doute qui nous entraîne dans la nécessité constante du déplacement et de la remise en cause ».

Pour moi, c’est la vie, c’est cette passion de l’architecture en constante remise en cause qui m’anime et m’oblige à regarder toujours devant moi pour comprendre le monde vers lequel je vais et pour lequel j’agis. 

Odile Decq

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