MANUELLE GAUTRAND

Le meilleur matériau au bon endroit !

Marseillaise diplômée en architecture à Montpellier, Manuelle Gautrand crée en 1991, à trente ans, son agence à Lyon, transférée trois ans plus tard à Paris. Interpellée par la crise de la modernité sans pour autant sombrer dans la nostalgie, elle se veut résolument contextuelle pour mieux transcender les programmes sans jamais se répéter ! Entre ouvrages d’art, lieux de culture et bâtiments industriels, la production éclectique de sa première décennie d’exercice révèle une sensibilité expressive à l’égard de l’environnement, de l’urbanité et de… l’acier.

Photo : Manuelle Gautrand

Livrées en 1998, vos cinq gares de péage sur l’A16 entre Abbeville et Boulogne-sur-Mer illustrent à merveille votre approche conceptuelle.

La Sanef avait ouvert une fenêtre de tir en voulant mettre un peu plus d’argent sur ce type d’équipement en invitant de bons architectes à concourir. J’ai conçu ces gares de péages comme des ouvrages hyperminimalistes ayant un lien très fort avec le paysage qui les entoure, de façon à « recoudre » le paysage de part et d’autre de l’autoroute. Ce sont des ombrelles géantes portées par de fines structures d’acier qui transforment l’espace dédié aux automobilistes en d’immenses drive-in restituant, à la façon de périscopes, le paysage alentour tel des instantanés. Cette approche minimaliste est autorisée par une ingénierie sophistiquée : un minimum de matière pour un maximum d’effet !

Depuis le début, vous avez fait le choix de ne pas vous spécialiser…

Je suis très sélective afin de pouvoir consacrer suffisamment de temps à chaque projet, à commencer par une analyse de site très poussée. Chacun d’eux doit demeurer une expérience, un sujet de recherches. Persuadée que la plus grande richesse d’un architecte est de travailler sur des projets très variés, l’agence fait peu de concours publics. Rien n’est plus asséchant que de se spécialiser dans un domaine. Chaque programme amène une vision du monde, de la société, de la ville ; la ville est le creuset de tous les projets. Au-delà de l’importance de l’ingénierie, les programmes industriels m’ont beaucoup apporté. Ayant des économies extrêmement serrées, ils vous incitent à mini­miser le nombre des idées, à être concise, à faire preuve d’une certaine radicalité. J’ai ainsi appris très tôt l’économie de la matière – le meilleur matériau au meilleur endroit, un des fondements de l’écologie – et à faire des projets tout à la fois « justes » et expressifs, économes, mais avec de beaux messages, tout en gardant ma sensibilité et ma créativité d’artiste.

D’où l’enveloppe aux allures industrielles du Forum à Saint-Louis, en Alsace ?

Lors des études, le maire m’a interrogée pour savoir si je serais en mesure de poursuivre le projet avec 20 à 30 % de budget en moins. Mon expérience dans le domaine industriel me l’a autorisé. Imaginé comme une boîte à outils, ce programme culturel a su offrir une énorme mutabilité des espaces, une atmosphère capable de donner tour à tour des émotions aux usagers et une certaine monumentalité aux espaces – y compris urbaine. Son écriture très rigoureuse et radicale, presque scientifique, a permis une modification profonde du programme et une baisse de budget de 30 %. Le Forum est un projet très écologique dont on a minimisé les énergies et travaillé sur leur foisonnement, ses deux grands volumes pouvant fonctionner seuls ou réunis. Cette réflexion sur le foisonnement et l’industrialisation a rendu bien des économies possibles, tant en phase chantier que d’exploitation !

Parlez-nous de la notion de don d’espace public au cœur de votre philosophie.

J’ai un grand amour pour les villes italiennes. La cité – au sens italien du terme – cultive la spécificité de l’espace public. La ville dans laquelle vous construisez vous fait cadeau d’un espace où créer quelque chose. Il est donc normal que mon projet offre à la ville, en compensation, un bout d’espace public, même s’il n’en a pas vraiment le statut. La piazza de Beaubourg est une de mes références préférées en matière d’espace public : le règlement du concours autorisait de construire sur l’intégralité de la parcelle, mais Piano et Rogers ont décidé de n’en prendre que la moitié pour offrir l’autre aux Parisiens ! L’architecte a, là, un pouvoir considérable, celui d’organiser les fonctions de sorte à rendre une partie de son terrain sous forme d’un espace public prolongeant son bâtiment. Ce qui est formidable à Beaubourg, c’est que le parvis est prolongé par une agora intérieure.

Vous souvenez-vous d’où vient votre passion pour l’acier ?

Découvert très jeune, le gratte-ciel John Hancock Center à Chicago m’a considérablement marquée car l’acier y est vraiment visible, délibérément structurel, ses grandes croix s’affirmant sur le devant des façades des étages. L’acier est là où il doit être de manière directe, assumée, ce qui lui confère une monumentalité extraordinaire. Le piéton comprend quasiment intuitivement comment la tour est construite. C’est à la fois impressionnant et presque familier. Par ailleurs, j’ai toujours été impressionnée par les ouvrages d’art, par cette capacité que l’homme a de sculpter la nature, de la travailler avec ces ouvrages tellement contextuels, qui ont une intelligence d’insertion stupéfiante.

Quelles sont à vos yeux les vertus de l’acier ? À quelles fins l’utilisez-vous ?

Nécessitant beaucoup d’énergie, sa production a forcément un impact environnemental. La question est toujours de savoir si c’est bien le meilleur matériau pour ce que je vais faire et y recourir au(x) meilleur(s) endroit(s). Si la réponse est oui, il est un matériau incomparable : à un moment donné, l’acier rapporté à son poids est celui qui est le plus léger pour franchir la même portée tout en conservant une certaine finesse. Il permet aussi de créer des structures extrêmement simples. Respecter l’environnement, c’est aussi minimiser l’impact du poids de la construction, donc alléger sa structure, et, souvent, l’acier est le plus performant.

Évoquons la couleur, que tant de villes ont perdue, et à laquelle si peu d’architectes ont recours.

Là encore, je suis très contextuelle. Je ne la prescris que lorsqu’elle s’impose. À Saint-Étienne, j’estimais que le bâtiment, en entrée de ville, en avait besoin. Je voulais que l’architecture y soit très urbaine et puissante tout en ayant un lien avec la vocation design locale, la couleur m’a aidée à le faire ! Le projet est assez dense avec une rue intérieure assez étroite – un peu dans l’esprit des traboules stéphanoises – que le jaune vient illuminer, comme une sorte de soleil artificiel ! On a souvent en vis-à-vis ce voile jaune et de grandes façades vitrées me permettant de jouer avec le reflet comme mon architecture aime tant le faire ! Une sorte de diffraction s’y opère qui maximise cette impression de jaune donnant la sensation que tout est ensoleillé, quand bien même on est à l’ombre. C’est comme un phénomène optique. Certes, le rayonnement solaire m’intéresse pour la lumière et la couleur qu’il procure à différents moments de la journée, mais ce sont aussi les ombres qu’il crée qui sculptent le bâtiment comme ici. Le jaune n’y est qu’à l’intérieur de l’îlot et jamais sur les façades extérieures où il serait trop en relation directe avec les constructions de l’autre côté de la rue.

Qu’en est-il à l’hôtel Hipark ?

Ce bâtiment étant dressé au bord du périphérique parisien, son environnement immédiat est particulièrement pollué. Cela constituait une contrainte très terre à terre, car je voulais que le projet ne se salisse pas avec le temps. La couleur est surtout là pour estomper ces salissures à venir. J’ai travaillé sur des verts très sombres qui, progressivement, s’éclaircissent. Cette base verte semble vouloir aussi se fondre avec la couverture végétale de l’avenue, puis le bleu s’immisce jusqu’au ciel. C’est d’autant plus surprenant qu’il y a finalement fort peu de bâtiments en couleurs le long du périphérique ! En effet, quand on vient de la Philharmonie de Jean Nouvel, sa façade étroite semble jaillir d’un bouquet d’arbres tout en faisant écho au tram, au tracé végétalisé. On ne prenait pas grand risque en optant pour ces verts ! Quant à la couleur si peu présente le long du périphérique, c’est bien dommage car les bâtiments y vieillissent tellement vite. J’espère que la salissure marquera moins notre bardage qui s’en trouvera ainsi plus pérenne.

Et la marquise des Galeries Lafayette de Metz ?

C’est un superbe ouvrage métallique qui, je pense, ne se démodera jamais ! C’est presque la création d’un espace urbain, une sorte d’antichambre extérieur/intérieur. Ancienne place d’armes messine, la place de la République est très belle – grande, en pente douce vers le centre-ville, bordée par quelques architectures militaires du 19e – pièce urbaine très bien refaite, il y a quelques années, par Thomas Richez, dans une pierre locale qui s’harmonise parfaitement avec son environnement bâti. On retrouve cette même pierre sur la façade des Galeries Lafayette que la commande nous demandait d’habiller à la façon du Publicis Drugstore. Nous avons pris le contrepied de cette commande en proposant de créer sur cette magnifique façade en pierre – pas si fréquente dans le commerce, juste sale, mais à la belle modénature un peu années 1980 –, une marquise géante (120 ml).
À l’angle de la place, on a dessiné, dans la tradition des grands magasins, une généreuse structure en porte-à-faux, avec l’assistance technique de T/E/S/S, n’ayant aucun impact au sol sur l’espace public si ce n’est protéger de la pluie le trottoir en dessous. L’acier étant très léger, l’ossature s’ancre délicatement à la structure béton du bâtiment, sans renfort de fondations, avec de fines accroches. On a l’impression que l’acier porte tout seul. Plissé tel un origami, l’important porte-à-faux (de 2,50 à 8 m) est réalisé par des poutres perpendiculaires à la façade moisée par des diagonales finement équarries ; il y a juste un hauban à l’angle principal ! Son minimalisme apparent donne vraiment l’impression qu’il flotte, d’autant plus que la fixation du verre coloré est des plus discrètes !