LÉONARD LASSAGNE ET COLIN REYNIER

L’art des assemblages

Léonard Lassagne et Colin Reynier président au destin de Data, une agence qui tient à préserver sa vocation généraliste. Son refus revendiqué de la spécialisation l’a conduite à se confronter aux programmes les plus divers : logements, casinos, centre de tri de déchets, pavillon d’exposition, et partenariat avec OMA sur la fondation Lafayette Anticipations à Paris. Les réalisations de Data se caractérisent souvent par une forme de minimalisme, voire un certain brutalisme émanant d’une réflexion sur le programme et sa traduction structurelle plutôt que d’une recherche de style.

Photo : agence Data, Léonard Lassagne et Colin Reynier

L’agence a fêté ses dix ans en 2020. Après une décennie d’exercice, quel regard portez-vous sur l’architecture contemporaine et ses modes de production ? Le monde professionnel ressemble-t-il à ce que vous imaginiez étudiant ? 

Léonard Lassagne – La diversité des pratiques contemporaines ne permet pas un avis tranché. Toutefois, en repensant à la situation que nous avons rencontrée à nos débuts, le projet se conçoit moins dans une atmosphère de dialogue entre maître d’ouvrage et maître d’oeuvre. La priorité est la réduction des délais. Il faut aller vite, même si la qualité du projet doit en pâtir. Est-ce lié au privé ? L’architecte se retrouve noyé dans une série de contraintes et perd son influence. 

Colin Reynier – Aujourd’hui, il est plus question d’image que de construction, de détail, d’assemblage… Le prima de la représentation donne la priorité à l’immédiateté et à des temporalités opposées à celles du projet, qui demande un temps de maturation, de dessin. Il faut quasiment avoir le projet avant de l’avoir dessiné. Dans cette logique, l’architecture devient un outil marketing, ce qui pose beaucoup de questions sur ses qualités de durabilité. 

Sur quels types de programmes travaillez-vous ? 

Léonard Lassagne – Nous nous revendiquons généralistes depuis nos débuts. Nous avons délibérément évité la spécialisation. Nous travaillons sur tout type de projet, avec les maîtrises d’ouvrage publiques aussi bien que privées, en neuf et en réhabilitation. Les surfaces que nous traitons varient de 200 m2 à 10 à 15 000 m2. Ce qui motive notre participation à un projet, c’est l’intérêt du sujet : bureaux, logements, musée, équipement culturel, scolaire, nous sommes très larges et n’avons jamais voulu nous spécialiser. 

Plusieurs réalisations de l’agence sont caractérisées par des exploits structurels : porte-à-faux à la Seyne-sur-Mer, pièces suspendues à la Maison des projets de Seine Rive Gauche. Avez-vous un goût pour les programmes héroïques, où l’ingénieur croise l’architecte? 

Colin Reynier – Contrairement à ce que certains de nos projets pourraient laisser penser, nous n’avons pas d’appétence pour l’architecture héroïque. Nous recherchons la sobriété. Les exploits structurels éventuels sont toujours au service d’un programme, de la résolution d’une question précise. Le porte-à-faux de la Seyne-sur-Mer permettait d’avoir une place ombragée dans un site très minéral, de prolonger un parc et de traiter les pollutions accumulées par un siècle d’activité des chantiers navals. Dès que l’on remuait le sol, il fallait dépolluer. Nous avons préféré nous appuyer au minimum sur le sol existant, une dalle épaisse de 1,50 m ferraillée dans tous les sens pour tenir les murs de l’ancienne darse pendant ses mises hors d’eau, un ouvrage complexe dont la démolition aurait de plus été très coûteuse. Nous avons confiné les pollutions sous cette dalle que nous avons percée ponctuellement pour les besoins de pieux de fondation. 

Léonard Lassagne – Quant à la Maison des projets de la Semapa dans l’ancienne maison du directeur de la Sudac, à Paris 13e, l’utilisation d’une structure suspendue libère le rez-de-chaussée de tous points porteurs, un espace de rez-de-chaussée à la surface très réduite, le tout sans s’appuyer sur les murs existants. Nous avons poussé la logique jusqu’à la scénographie : la maquette du site est suspendue et se range si besoin dans le plafond. La structure apporte une fluidité à l’espace, fait circuler la lumière et doit inciter le visiteur à monter dans les étages pour voir les expositions. 

Pour le projet de la fondation La Fayette, l’agence OMA a voulu mettre en oeuvre des planchers mobiles. C’est un dispositif assez rare dans la vie d’un architecte. Sa mise en oeuvre était-elle complexe ? 

Colin Reynier – Le plancher mobile est un ouvrage assez technique que Rem Koolhaas voulait utiliser pour libérer les espaces et multiplier les possibilités scénographiques. Dans le fond, c’est un système assez simple de crémaillères sur lesquelles les planchers peuvent se déplacer. Il n’y a rien de vraiment complexe. La difficulté n’est pas technique, mais réglementaire et administrative. Il a fallu beaucoup de discussions avec les ABF et la sécurité incendie, car les planchers ne sont jamais au même endroit : ils peuvent se placer dans 49 positions différentes. Il a fallu démontrer que toutes répondaient aux normes incendie, que l’on pouvait évacuer le public, quelle que soit la configuration du lieu. 

Qu’est-ce qui est complexe, finalement, dans le projet ? 

Léonard Lassagne – Beaucoup diront que la complexité est normative, technique… Pour nous, la complexité tient d’abord au manque d’ambition et d’envie des maîtrises d’ouvrage, aux habitudes qui conduisent à refaire ce que l’on a su faire la fois d’avant. Cette routine standardise tout, écarte l’expérimental, conduisant à des solutions pauvres comme dans l’habitat. Il manque le temps de la recherche et le courage de voir ailleurs. 

Colin Reynier – Nous sommes dans une époque résolument conservatrice. Il est difficile d’arriver à convaincre de sortir des sentiers battus pour proposer de nouvelles formes d’habitat. Sur du logement, je suis stupéfait que l’on doive encore lutter contre les couloirs, sans parler des dimensions réduites à la portion congrue. La question de l’habiter est circonscrite à des normes réglementaires et économiques. Les logements coûtent de plus en plus cher et sont de moins en moins bons.

Les architectes entreprennent de plus en plus de recherches sur des objets ou des thématiques précises. Pour quelles raisons ? Dans quel intérêt ? 

Léonard Lassagne – Pour certains, cela peut être une manière de se positionner et d’exister à travers une thématique. Pour beaucoup, cela permet de prendre du recul sur de grandes questions et de construire un positionnement. Tout en restant dans notre champ, nous avons besoin de trouver des à-côtés qui nous permettent de sortir d’un cadre opérationnel à la longue parfois aliénant ou décourageant. L’environnement est très riche, la recherche nous donne l’occasion d’y réfléchir. Cette forme de recherche appliquée est une vraie bouffée d’oxygène pour la conception des projets. 

Avoir côtoyé OMA, qui a initié ces démarches d’investigation, a-t-il influencé votre rapport à la recherche ? 

Colin Reynier – Le plus impressionnant chez OMA reste cette capacité à absorber tout l’environnement, au sens large. L’agence s’intéresse à des questions très vastes sans a priori. Les gens d’OMA ont une culture prodigieuse, et Rem Koolhaas a ce talent unique d’analyser les situations de manière froide et objective pour en tirer des directions de projet. Ce que nous retenons de chez OMA, c’est d’abord cette manière de trouver les bonnes réponses, même si elles ne répondent pas au cahier des charges du maître d’ouvrage. 

Comment choisissez-vous le matériau d’un projet ? Quand choisissez-vous l’acier ? Pourriez-vous employer de la terre ou d’autres matériaux biosourcés ? 

Léonard Lassagne – Nous sommes plutôt restrictifs sur le sujet des matériaux, nous privilégions les plus bruts et sans fioritures. Une fois ceci posé, nous n’avons pas d’a priori. Ce que nous aimons dans l’acier, c’est sa capacité à franchir de grandes portées, sa légèreté et sa mise en oeuvre. L’acier pose la question de l’assemblage, qui ajoute une dimension supplémentaire au bâtiment. Le bois, comme le métal, rend possible l’assemblage sur site, et nous préférons construire en assemblant plutôt que de couler dans un moule. 

Colin Reynier – Nous choisissons toujours les matériaux pour ce qu’ils permettent de faire, nous optons pour le plus pertinent en fonction des contraintes de site, et aussi selon leur qualité intrinsèque. Pour le métal, la filière sèche, l’optimisation de matière nous intéresse. Nous n’excluons pas d’employer la terre ou d’autres matériaux, mais nous ne voulons pas en faire un argumentaire architectural. Ce n’est pas l’aspect biosourcé que nous retiendrons d’abord, mais l’inertie du matériau et ses grandes qualités plastiques. Nous ne faisons pas des labels un étendard. 

L’architecte conçoit, l’entreprise réalise. Que vous a appris le monde du chantier ? 

Colin Reynier – Le chantier est la dernière phase de conception, une conception partagée avec l’entreprise. Ce peut être un moment très pénible avec les entreprises mues par leurs habitudes. Celles qui ont la capacité de les dépasser sont des partenaires précieux. 

Léonard Lassagne – Le développement du projet s’achève sur le chantier, c’est le moment où l’on pose les choses, où l’on modifie les plans sous les suggestions d’une entreprise. On appréhende la notion d’échelle, qui disparaît avec les outils de dessin numérique. On réalise que certaines solutions que l’on a envisagées sont impossibles. C’est un moment essentiel. 

Selon vous, l’expression de la structure, ou la vérité structurelle telle qu’énoncée par Viollet-le-Duc, a-t-elle encore un rôle à jouer aujourd’hui ? Lui laisse-t-on une place ? 

Colin Reynier – La structure guide l’organisation des espaces et des volumes du bâtiment, c’est la partie non réductible du projet et un outil fondamental dans notre démarche de conception. Quand tu déshabilles complètement un édifice, il reste ce squelette dont l’expression est un enjeu. Nous nous portons mieux quand nous limitons l’emballage et le second oeuvre. « L’architecture, c’est ce qui fait les belles ruines », a dit Auguste Perret. La beauté du squelette fait la beauté de l’architecture. 

Léonard Lassagne – L’édification de la structure reste un moment unique du chantier. Les phases suivantes sont beaucoup moins puissantes. Ajoutons qu’aujourd’hui on insiste beaucoup sur la possibilité de transformer les bâtiments. Les usages changent, la structure reste : elle porte les capacités d’évolution, un mot que l’on préfère à flexibilité. Je citerais Christian Hauvette qui postulait qu’un bâtiment réussi « contient parfaitement l’usage pour lequel il n’a pas été dessiné ». Un bâtiment doit vivre au-delà de son usage originel, nous voyons dans cette capacité à muter une forme de résilience. 

Quel projet voudriez-vous concrétiser dans les prochaines années ? 

Colin Reynier – Plus qu’un type de projet, nous recherchons un maître d’ouvrage, un partenaire de projet ayant l’ambition de sortir des aspects conventionnels et standardisés pour proposer une architecture de qualité, intégrant des dispositifs intéressants. 

Léonard Lassagne – Nous aimerions faire une usine, réaliser un programme centré sur un process, pour aborder les questions de la production de la machine. Et un projet dans le paysage naturel, une maison, un refuge, fondé sur l’autonomie et s’appuyant sur la ressource de la forme. 

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