GRÉGOIRE BIGNIER
Tout l’avenir du monde

Architecte, diplômé de l’École nationale des ponts et chaussées et enseignant titulaire à l’Ensa Paris Val-de-Seine, auteur notamment d’une trilogie1 consacrée à l’écologie, l’économie et l’énergie, Grégoire Bignier n’a de cesse de déployer, au fil de ses interventions, une approche fine capable de réconcilier architecture et écologie en conciliant habitat humain et environnement. Comme une juste réponse aux questions soulevées par le nouveau monde.

Photo : Hélène Antonetti

Quel a été votre cheminement vers l’architecture ?

Je me souviens parfaitement du jour où j’ai su que je voulais être architecte et je l’ai d’ailleurs raconté dans mon livre consacré à l’énergie. En 1977, de retour de vacances d’hiver, en voiture, je voyais défiler derrière la vitre les paysages des grandioses vallées alpines et littéralement éventrées par les infrastructures industrielles et de transports, les autoroutes portées par des viaducs en béton armé. Le contraste était saisissant et tellement défavorable au genre humain. Ça a été un vrai choc, le déclencheur de ma vocation. C’est ainsi que, sur la banquette arrière de la voiture familiale, à 14 ans, j’ai pris la décision de devenir « pompier », de déplacer les bassines et de tout mettre en œuvre pour essayer d’arranger ça. Oui, ce jour-là, j’ai su quoi faire : être architecte pour substituer un monde à l’autre.

Si être architecte, c’est « substituer un monde à l’autre », quels sont alors les défis qui se posent à l’architecture du 21e siècle ?

Les grands défis que l’architecture est capable de relever sont parfaitement connus aujourd’hui : le climat, la santé, l’accès aux ressources naturelles, la biodiversité, la question de l’énergie, le numérique, l’intelligence artificielle. L’architecture du 21e siècle est celle qui sera capable de répondre à ces enjeux. On sait que les deux tiers de l’humanité vivent dans les villes, et que celles-ci sont responsables de 30 à 50 % de l’impact sur la planète. Dans cette proportion, les archi­tectes sont interpellés et doivent faire leur « part de l’albatros ». Car être architecte, c’est d’abord donner sa propre réponse à ces questions justement. C’est une énorme charge. Je le dis à mes étudiants : soit vous acceptez de relever ces défis et vous plongez dans ce combat, soit vous faites autre chose, du design ou de la décoration. Ce n’est pas du tout interdit ! Mais pour moi, si l’on n’accepte pas cette responsabilité, on n’entre pas dans le champ de l’architecture.

Vous êtes architecte, enseignant, mais aussi essayiste, comment vous définiriez-vous ? Architecte écologiste ? Est-ce une étiquette un peu réductrice ?

En fait, je ne me définirai pas vraiment. Je reste fidèle à ce premier souvenir que j’ai évoqué et qui a décidé de ma vocation. J’ignore s’il est réducteur d’être défini comme écologiste, mais, selon moi, chaque architecte l’est ou devrait l’être ! Je pense notamment à Frank Lloyd Wright qui n’utilisait que des matériaux très peu transformés. Voilà, c’est ça être architecte. Évidemment, vient immédiatement le contre-exemple avec Le Corbusier. Mais il s’agit d’une autre manière de s’inscrire dans le cosmos et qui, pour le coup, ne relève effectivement pas de l’écologie. D’ailleurs, s’est-il lui-même posé la question de l’écologie ? Je ne le pense pas. En revanche, j’estime qu’aujourd’hui plus aucun architecte ne peut échapper à cette question.

Justement, dans votre pratique, comment faites-vous pour y répondre ?

D’abord, j’écris, et témoigner est très important. Ensuite, j’enseigne à Val-de-Seine. Quant à ma pratique, c’est un vaste débat… Depuis le début de ma carrière, j’ai toujours souhaité intervenir sur des projets à grande échelle. Je me suis donc orienté très tôt vers le génie civil qui me permettait d’être plus efficace. J’ai alors commencé par travailler avec des architectes dans le domaine des ouvrages d’art ou du génie civil (Renzo Piano, Santiago Calatrava). Puis j’ai monté mon agence en 1995 et initié des projets. Dès l’élaboration d’un projet, j’intègre en amont toutes les problématiques essentielles de préservation de la biodiversité, d’économie de matière et d’énergie, d’analyse des cycles de vie. Or il se trouve que le monde du génie civil est totalement hermétique aux questions écologiques. Un concours de ponts, aujourd’hui, repose sur deux critères : le coût ou l’esthétique. Dans ce cas, il faut soit concevoir un grand ouvrage qui coûte le moins cher possible, soit réaliser un projet qui « gesticule ». Pour moi, ce n’est pas ça l’architecture. Comme je l’ai dit, celle-ci doit relever un certain nombre de défis. Et, curieusement, c’est un point de vue que je n’ai jamais réussi à faire valoir. À l’époque du Grand Paris, par exemple, j’ai pourtant proposé un projet de viaduc mixte bois/métal. Évidemment, c’est le béton qui l’a emporté. Il faut savoir que les questions de durabilité commencent à peine à être abordées et à la marge. Personne ne se pose la question du démantèlement de l’ouvrage. L’analyse du cycle de vie n’est absolument pas un critère de choix. Alors, certes, j’ai perdu beaucoup de concours, mais ce n’est pas très grave. La question est de savoir à quoi nous servons et si nous sommes utiles au monde. Et même si certains considèrent que le Grand Paris a peut-être manqué son rendez-vous avec l’histoire à l’heure de la crise climatique, on sait que d’autres solutions sont possibles, et qu’elles sortiront forcément un jour.

Outre le génie civil, vous travaillez dans le domaine du patrimoine…

Oui, avec mon associé, Sébastien Mémet, Architecte du Patrimoine, nous restaurons des ouvrages anciens, comme le pont médiéval sur la Seine à Vernon, dans l’Eure, que nous avons rétabli en profondeur, ou encore, le pont sur le Loir à Lavardin, dans le Loir-et-Cher, dont nous entamons le chantier. Le dernier en date, c’est le pont mobile en entrée de la vieille ville de Saint-Malo, conçu en acier. L’idée était de concevoir un pont tournant doté d’une espérance de vie supérieure à celle de l’ouvrage précédent, auto­suffisant en énergie et misant sur le réemploi des matériaux, à savoir, la maçonnerie en granit de l’ancien pont. Du pur recyclage en quelque sorte. Cela m’a permis, de plus, de réaliser ce projet suivant une démarche qui me tient particulièrement à cœur : le mariage des approches high-tech et low-tech.

Recyclage, réemploi… ce sont là des concepts qui fondent votre approche architecturale. Pour reprendre les termes d’un de vos ouvrages, qu’est-ce que l’économie circulaire fait à l’architecture ?

Quand on effectue une recherche sur Internet, on ne trouve aucune définition qui soit aussi claire que celle, par exemple, du développement durable. Oui, étonnamment, il n’existe pas vraiment de définition de l’économie circulaire. Ou alors il s’agit d’explications très longues et particulièrement complexes. La seule bonne définition qui m’ait été donnée vient finalement des élèves de la classe de mon fils, en primaire, à l’occasion d’une intervention que j’étais invité à animer. L’économie circulaire, selon ces élèves, « c’est une économie dont les acteurs sont proches et connus ». Géographiquement proches, on parle d’écologie industrielle, d’économie de proximité. Et connue, c’est-à-dire toute la question de la traçabilité. Ils ont d’ailleurs, à la suite de mon passage et aux dires de l’institutrice, initié une bourse aux jouets entre eux. Preuve, s’il en est, que les enfants peuvent, eux aussi, intervenir dans le fonctionnement du monde. Dans mon ouvrage consacré à l’économie circulaire, j’ai justement essayé d’en donner non pas une définition, mais d’apporter aux architectes un éclairage sur ce qu’elle est, ce qu’elle n’est pas et ce sur quoi ils peuvent s’appuyer dans leur démarche. À partir de cas concrets,
je présente l’économie circulaire suivant les trois piliers qui, à mon sens, la composent : écologie industrielle, recy­clage et une forme d’économie proche de l’économie sociale et solidaire.

À propos de recyclage justement, quel rôle l’acier joue-t-il dans votre production ?

Il n’est pas question pour moi de critiquer ou de faire l’éloge de tel ou tel matériau. Mais il est vrai que l’acier joue un rôle très important dans mon travail. Évidemment, il y a d’abord l’aspect recyclage, mais ça, tout le monde connaît. C’est même l’image de marque de l’acier. Mais selon moi, sa qualité la plus intéressante concerne l’assemblage. C’est, en effet, un des rares matériaux, avec le bois, qui permet des assemblages. Construire en acier, c’est assembler des éléments afin de constituer une structure : on peut faire et défaire. Si l’on postule aujourd’hui que ce monde doit cesser de piller les ressources primaires pour se développer, que les villes doivent être, en quelque sorte, leurs propres mines, alors l’acier constitue un vrai capital, valable pour les générations suivantes. C’est le fameux exemple du Crystal Palace à Londres, démonté puis remonté. Il faut insister sur ce point, il est fondamental. D’ailleurs, aujourd’hui, je ne propose pratiquement plus que des ouvrages en bois et en acier.

Vous êtes le président du concours Acier 2023 organisé par ConstruirAcier. Vous avez même tenu à définir le sujet…

Oui, j’ai accepté avec plaisir de présider le prochain concours avec un sujet qui me tient effectivement à cœur. Les étudiants devront concevoir un modèle ou un programme architectural capable de relever les grands défis urbains posés par les mutations du monde et ses villes. Et ce projet devra s’appuyer sur deux approches souvent opposées au cœur des enjeux architecturaux contemporains : le high-tech (la smart-city) et le low-tech (la ville
alternative). C’est une problématique particulièrement importante, et je suis curieux de savoir ce que la jeunesse a dans la tête. J’ai déjà pu l’expérimenter à l’occasion d’un atelier avec des étudiants de l’océan Indien et je dois dire qu’ils ont été vraiment interpellés, car c’est, pour eux, une question simplement vitale. Il me semble qu’ils ont trouvé,
là, un vrai sens à leur engagement en architecture, et qui n’est pas le rôle d’arbitre des élégances ou d’affairiste. Il ne s’agit absolument pas d’un effet de mode. Ils sont bien inscrits dans leur époque, et je dois dire que ça me touche intimement. Parce que mon métier, c’est d’enseigner, c’est-à-dire de provoquer des réflexions, d’inciter les étudiants à se déterminer personnellement par rapport à ces questions majeures. C’est tout l’avenir du monde qui se joue. Car ce n’est pas moi qui subirai les conséquences et les affres du changement climatique à l’échelle mondiale, mais mon fils. C’est une vraie responsabilité, un rendez-vous historique que nous ne pouvons plus nous permettre de manquer.

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