ÉCONOMIE CIRCULAIRE :
LE NOUVEAU DÉFI DU BÂTIMENT
Fille de l’opulence et de l’industrialisation de masse, l’économie linéaire repose sur trois principes : extraire, fabriquer, jeter. La raréfaction des ressources associée aux forts impacts climatiques de ce modèle dominant ont conduit nos sociétés à en élaborer un autre, plus vertueux et durable : l’économie circulaire. Il s’agit désormais de « produire des biens et des services de manière durable en limitant la consommation et le gaspillage des ressources, la production des déchets, et de passer d’une société du “tout-jetable“ à un modèle économique plus circulaire ». Un principe simple aux applications complexes tant elles viennent bousculer habitudes industrielles et modes de vie !
Dans le domaine de la construction, la réutilisation des différents composants d’un bâtiment était la norme jusqu’à la fin du 19e siècle. Des colonnes grecques de la cathédrale baroque de Syracuse aux reliefs de l’Arc de Constantin, les spolia sont omniprésents dans l’architecture ancienne. Nécessité faisant loi, ces réemplois étaient le plus souvent motivés par des raisons pratiques : réduction des coûts et temps de construction, disponibilité des matières. Si l’on peut relever quelques exemples contemporains, ils ne font figure que d’exception, comme Horta Grand Café à Anvers dont une partie des ferronneries provient de la Maison du peuple de Bruxelles, œuvre emblématique de l’architecte Victor Horta, démolie en 1965. L’émergence du paradigme de l’économie circulaire n’est donc pas une absolue nouveauté, plutôt un retour à d’anciennes pratiques sous l’idée de répondre aux enjeux environnementaux actuels.
RÉDUIRE LES DÉCHETS
Traduites dans le domaine de la construction, les conséquences de l’économie circulaire peuvent se décliner sous différentes actions. À grande échelle, la première – et la plus évidente – consiste à réhabiliter ou à rénover les bâtiments. Pour rappel, une récente étude de l’Ademe indique qu’une construction de logements collectifs consomme 80 fois plus de matériaux qu’une rénovation à surface équivalente. Le chiffre est éloquent et implique qu’une mobilisation importante soit soutenue à ce sujet. Les solutions métalliques sont souvent mises à contribution dans les réhabilitations de grands ensembles, un exemple emblématique étant l’opération du Grand Parc à Bordeaux, conçue par les architectes Lacaton & Vassal, lauréats du prix Pritzker 2021. À petite échelle, se pose la question du traitement des différentes parties d’un édifice en fin de cycle de vie.
Les quantités de déchets issus de l’activité de la construction (hors TP) sont estimées à 46 millions de tonnes annuelles dont la moitié provient des démolitions/déconstructions selon un rapport édité en 2019, les métaux ne représentant à eux seuls que 3 millions de tonnes. Les deux options envisagées sous l’angle de l’économie circulaire sont le recyclage et le réemploi.
RECYCLAGE VERTUEUX
Le taux de recyclage des déchets métalliques est exceptionnellement élevé, plus de 90 %, et il correspond à une tradition déjà ancienne. Au milieu du 19e siècle, l’invention du four à sole par Carl Wilhelm Siemens permit à Pierre-Émile Martin de concevoir un procédé de production d’acier de haute qualité… utilisant de la ferraille recyclée. Quelques années plus tard, en 1900, Paul Héroult invente le four à arc électrique permettant l’affinage de la fonte en acier. Mais il fallut attendre le milieu du 20e siècle pour que cette technologie se répande et offre ainsi un complément important à la production des hauts fourneaux. Aujourd’hui, en Europe, l’ensemble de la filière du recyclage est très structuré, de la récupération des ferrailles à la production de poutrelles de construction ou autres produits, et contribue fortement à valoriser l’acier dans le cadre de l’économie circulaire. En 2017, la Federec (Fédération des entreprises du recyclage) a calculé que le recyclage d’une tonne de ferrailles permettait d’éviter 57 % des émissions de CO2 et 40 % de la consommation énergétique nécessaire à la production d’une tonne d’acier primaire.
RÉEMPLOI DES PRODUITS
Si l’acier est unanimement reconnu pour sa capacité infinie de recyclage, une autre possibilité réside dans le réemploi ou la réutilisation des matériaux de construction. Le Code de l’environnement en donne des définitions précises :
- « réemploi : toute opération par laquelle des substances, matières ou produits qui ne sont pas des déchets sont utilisés de nouveau pour un usage identique à celui pour lequel ils avaient été conçus. »
- « réutilisation : toute opération par laquelle des substances, matières ou produits qui sont devenus des déchets sont utilisés de nouveau. »
Les différences essentielles résident, d’une part, dans le nouvel usage, d’autre part, dans le statut intermédiaire de déchet. Dans le cas d’éléments à forte valeur patrimoniale ou historique, cette pratique existe déjà : pierres anciennes, habillages décorés ou éléments ouvragés en bois et métal sont soigneusement déposés et réemployés dans d’autres ouvrages ou réutilisés pour d’autres usages. Mais l’adoption d’une telle démarche à grande échelle soulève de nombreuses questions. Le premier préalable, principalement si l’on vise le réemploi d’une partie de l’ossature d’un bâtiment, est d’ordre technique : il convient de s’assurer que les qualités structurelles des éléments sont connues et n’ont pas été altérées, et, au besoin, d’évaluer les travaux de renforcement et de protection nécessaires à leur nouvel usage. Une seconde interrogation porte sur les modalités de leur nouvelle mise en œuvre, impliquant la création de filières dédiées dont le modèle économique sera à déterminer. La résolution de nombreuses problématiques est donc requise avant d’envisager le développement du réemploi des produits du bâtiment, mais s’il est bien une filière en capacité de répondre à ces nouveaux défis, par sa culture et ses modes de production, c’est celle de l’acier !
ÉVOLUTIVITÉ DES CONSTRUCTIONS
Comment anticiper l’évolution d’un bâtiment et de ses usages ? Comment rendre possibles ses futures mutations afin d’assurer sa pérennité ? Ces questions sont déterminantes si l’on veut répondre aux principes de l’économie circulaire et, ainsi, éviter les cycles de démolitions/reconstructions qui ont prévalu ces dernières années, et dont on connaît le coût environnemental élevé. Parmi les multiples problématiques soulevées par l’évolutivité des constructions, celles de l’architecture et de la réglementation sont centrales. Architecture : une construction dans sa forme répond à un programme et à un contexte. Si certaines fonctions sont facilement interchangeables au sein d’un même volume, d’autres, en revanche, peuvent se heurter à une forme non adaptée et nécessiter des transformations lourdes au coût prohibitif.
Parmi les réalisations attentives à un potentiel changement de leur usage, on peut citer le parking silo de Montpellier conçu par l’agence Archikubik. La réversibilité des huit niveaux de ce bâtiment a été rendue possible par une hauteur sous plafond de 3 m, bien supérieure aux 2,20 m requis dans ce type d’ouvrage, et par des planchers renforcés permettant d’y implanter, dans le futur, des logements, des activités ou des équipements. Réglementation : les normes et règlements abondent dans le monde de la construction et évoluent constamment : accessibilité, sécurité incendie, environnement, calcul des éléments de structure… La transformation d’un édifice peut donc se heurter à l’écueil de sa mise à jour réglementaire, souvent délicate et pouvant entraîner des surcoûts importants. Cette problématique s’avère particulièrement complexe pour les bâtiments à valeur patrimoniale, dont il faut préserver les caractéristiques identitaires. La rénovation de la Fondation Avicenne, à Paris, œuvre de Claude Parent, par les architectes Beguin & Macchini, est, à ce titre, exemplaire : un projet lancé en 2005… dont le chantier est en cours de démarrage.
INVENTIVITÉ DES ARCHITECTES
S’il paraît très difficile de prévoir les mutations futures d’un bâtiment, nous pouvons cependant compter sur l’inventivité des architectes pour transformer au mieux notre patrimoine bâti, quel qu’il soit. Dans le domaine du monumental, les exemples sont célèbres : des anciennes halles de La Villette transformées en espace polyvalent (architectes : Bernard Reichen et Philippe Robert) à la reconversion par Renzo Piano des arènes historiques de Barcelone, les plus grands édifices de nos villes connaissent des vies multiples. Mais à des échelles plus réduites, on peut également trouver de multiples références allant de la surélévation d’un pavillon de banlieue à la mutation d’un ancien supermarché en salle polyvalente (voir p. 41). Les réhabilitations ou transformations de bâtiments font désormais partie du quotidien de l’architecte et constituent un formidable terrain d’exploration et d’expérimentation pour l’architecture.
VERS DE NOUVELLES PRATIQUES
La prise de conscience de plus en plus aigüe des enjeux environnementaux a fait fortement évoluer nos modes de vie durant la dernière décennie. Nous ne consommons plus de la même façon, nos moyens de déplacement sont en pleine révolution, et, à l’aune de la crise sanitaire que nous traversons aujourd’hui, notre rapport à la ville se transforme. L’étalement urbain qui a constitué le modèle dominant depuis plus d’un demi-siècle est remis en question, la sobriété foncière est de mise, nous construirons désormais la ville sur la ville. Les projets visant à transformer la matière bâtie vont inéluctablement se généraliser et, sous l’égide de l’économie circulaire, donner lieu à de nouvelles techniques, faire émerger de nouvelles manières de construire et de déconstruire, modifier durablement le paysage du bâtiment et les pratiques de l’ensemble de ses acteurs.
ZOOM SUR LE MODULE D
L’ambition de la Réglementation environnementale (RE) 2020 est de favoriser la construction de bâtiments à énergie positive et à faible empreinte carbone. Il s’agit d’une évolution réglementaire majeure de la RT 2012, qui a été préfigurée par les travaux établis pour le label E+C- (énergie plus, carbone moins). L’évaluation de la performance environnementale du bâtiment est basée sur l’ACV (analyse du cycle de vie) qui mesure l’impact environnemental du bâtiment durant toute son existence et est calculé par addition des impacts environnementaux de tous les produits constituant le bâtiment.
Les impacts environnementaux de chacun de ces produits sont décrits dans leur FDES (fiche de déclaration environnementale et sanitaire) respective, laquelle comporte quatre modules relatifs au cycle de vie. Le quatrième, le module D, indique les bénéfices et charges au-delà des frontières du système, c’est-à-dire au-delà du cycle de vie du bâtiment. Il indique la performance et les bénéfices environnementaux du recyclage, de la valorisation et de la réutilisation (réemploi) du produit ou des matériaux. En d’autres termes, sans module D, on ne peut pas parler d’économie circulaire. Parmi les 26 impacts environnementaux, l’indicateur « kilogramme équivalent carbone » (kg éq CO2) est celui sur lequel la RE 2020 met l’accent et il concerne donc tous les GES (gaz à effet de serre). L’impact (dit) carbone est donc minimisé par la prise en compte du module D et, bien évidemment, directement lié à la recyclabilité et au réemploi des matériaux. Alors que le référentiel E+C- s’appuyait sur une ACV basée sur une méthode de calcul statique des émissions de GES, dans la RE 2020, une méthode dite « dynamique simplifiée » a été retenue par le gouvernement, pondérant les émissions de GES en fonction de l’année de l’émission. En résumé, le carbone émis aujourd’hui est davantage pris en compte que celui qui sera émis dans le futur.
La conséquence directe de ce choix est une minoration du module D dans le calcul de l’ACV au profit des matériaux biosourcés qui stockent de manière temporaire le carbone. L’introduction de cette méthode dans la RE 2020 est fortement critiquée par différents acteurs de la construction qui lui reprochent principalement une très faible valorisation du recyclage effectif des matériaux, en contradiction avec les principes de l’économie circulaire (voir pages suivantes).
PARKING SAINT-ROCH, MONTPELLIER Mutabilité, évolutivité, réversibilité
Abritant quelque 800 places de stationnement et implanté dans le périmètre de la Zac Nouveau Saint-Roch, ce parking aérien s’inscrit dans le projet du centre-ville de Montpellier. Au cœur du paysage ferroviaire, l’ouvrage constitue le maillon structurant de l’extension des secteurs piétonniers entre la place de la Comédie et la gare Saint-Roch. Dépassant le programme initial, il anticipe ainsi les potentiels usages (logements, services, équipements…) en misant sur trois principes de durabilité : faire venir, faire rester et être capable de transformer. Sur les neuf niveaux que compte le parking, les hauteurs sous plafond atteignent ainsi 2,60 m, parfois 3 m au lieu des 2,20 m demandés pour ce type d’ouvrage. Les planchers soutenus par des poteaux périphériques ont été renforcés, et les dalles de plus de 12 m déploient leurs plateaux libres pour y implanter de futures fonctions. Un principe de balcons urbains dédiés à la contemplation anime également une des façades. Ajourées à 50 %, celles-ci assurent une ventilation naturelle. Constituée de plaquettes de céramique insérées entre des câbles d’inox, l’enveloppe peut ainsi se démonter aisément. Réversible, le parking aérien de Saint-Roch est aujourd’hui capable de se transformer en fonction de la place occupée par la voiture de demain.
- Maîtrise d’ouvrage : Ville de Montpellier
- Architecte : Archikubik
- BET structure : Per Ingénierie Photos : Adrià Goula
PASSERELLE DE CHISWICK PARK, LONDRES Économie de matière
Les architectes londoniens de Useful Studio ont conçu une passerelle piétonne venant franchir une voie ferrée pour relier un parc d’activités à un pôle de transport multimodal. Une conception spécifique menée avec l’objectif de réduire au maximum le volume de matériaux nécessaires à la réalisation de l’ouvrage, conformément à la philosophie de l’agence promouvant un design fonctionnel, éthique et intelligent. La section des trois arcs composant le pont n’est ainsi pas constante : elle est directement proportionnée aux efforts structurels nécessaires en chaque point de l’ouvrage. Il résulte de ce travail une silhouette extrêmement élancée et d’une grande légèreté. Compte tenu des contraintes de maintenance de la passerelle inhérentes à la présence des installations ferroviaires, une stratégie « zéro entretien » a été élaborée, se traduisant notamment par l’utilisation majoritaire d’acier autopatinable dans la structure de l’ouvrage. La passerelle est composée de cinq parties qui ont été assemblées hors site, y compris les finitions et les installations électriques, afin de minimiser l’impact des travaux et de réduire la durée du chantier.
- Maîtrise d’ouvrage : Ville de Londres
- Maîtrise d’œuvre : Useful Studio
- BET structure : Expedition Engineering
- Dimensions : 50 m de portée principale, 120 m de longueur totale
TRANSFORMATION D’UN ANCIEN SUPERMARCHÉ EN SALLE MULTIFONCTION Une élégante mutation
Selon une étude menée en 2019, la moitié des déchets du bâtiment est due à des opérations de démolition. Avant donc de penser « recyclage », il est tout à fait primordial d’évaluer les potentialités de mutation des édifices vacants. Dans la périphérie de la ville de Châteaulin en Bretagne, un supermarché abandonné trônait au milieu d’une aire de parking bitumée. Une situation banale tendant à se généraliser dans de nombreuses communes. En 1988, la Mairie rachète l’édifice pour le mettre, en l’état, à disposition de différentes associations. Après quelques années d’utilisation, le bâtiment nécessite une réhabilitation pour mieux l’adapter à ses nouvelles fonctions, une mission confiée à l’architecte Paul Vincent. Il conçoit l’Espace Coatigrac’h, un projet sobre alliant économie de moyens et écriture minimale. Le volume du bâtiment est épuré, débarrassé de ses différents appendices pour retrouver l’évidence de sa simplicité formelle initiale. Un simple bardage en tôle ondulée d’aluminium vient recouvrir l’intégralité du volume et lui octroie ainsi une élégance discrète. Une matière subtile venant refléter les couleurs des ciels bretons. Un projet manifeste prouvant que les délaissés commerciaux ne sont pas inéluctablement destinés à être démolis, mais qu’ils peuvent être le support de projets architecturaux de qualité.
- Maîtrise d’ouvrage : Ville de Châteaulin
- Maîtrise d’œuvre : Paul Vincent Architecte
- BET : IPH Ingénierie, Philippe Hennegrave
- Surface : 1 745 m2 SHON