BERNARD VAUDEVILLE

Pour une ingénierie créative

Directeur associé de l’atelier d’ingénierie T/E/S/S, Bernard Vaudeville prône avec finesse une ingénierie qui dit oui, dans un dialogue ouvert et constructif avec l’architecte. En instillant les problématiques et les méthodes de l’architecte dans le travail de l’ingénieur, il fait de cette incursion dans la création la signature de son agence.

Photo : Camille Moissinac

Vous êtes ingénieur diplômé de l’École polytechnique et de l’École nationale des ponts et chaussées et également titulaire du diplôme d’architecte de l’École nationale supérieure d’architecture Paris-Villemin. Comment vous définiriez-vous ? Ingénieur/architecte ?

J’ai effectivement une formation d’ingénieur et d’architecte. En fait, j’ai toujours été intéressé par l’architecture, l’urbanisme, l’aménagement, l’espace, par l’idée de construire en somme. Mais à l’époque, comme beaucoup de gens, ma famille préférait que je commence par « faire quelque chose de plus sérieux » avant de me diriger vers l’architecture, considérée comme une discipline un peu moins stable, plus risquée… J’ai donc suivi le parcours habituel avec prépa et école d’ingénieur. J’ai choisi les Ponts, un univers proche de la construction et, parallèlement, je me suis inscrit en école d’architecture. Aux Ponts, j’ai assisté aux cours d’architecture donnés par Paul
Chemetov, Jean-Louis Cohen, Bruno Fortier, Yves Lion et Marc Mimram. J’ai alors eu la chance d’effectuer un stage chez Alexandre Chemetoff qui m’a permis de démarrer dans l’architecture. Et donné l’occasion de travailler sur le projet des jardins Schlumberger, puis de rejoindre Renzo Piano qui travaillait, lui, sur le projet de transformation des usines. Pendant plus de trois ans, j’ai ainsi baigné dans l’apprentissage du travail de l’architecte avec, cependant, une dimension très technique. Sans passer par le calcul, Renzo Piano a une vraie intuition technique, autant ou plus que beaucoup d’ingénieurs. Il est animé par une philosophie de la construction, une recherche simultanée d’élégance et de grande technicité. Chez lui, le détail est important, le passage à la réalisation, le prototypage. J’ai ainsi travaillé sur des extensions de Beaubourg (le cinéma et la galerie d’art contemporain), le concours gagné pour le parc des Expositions à Lyon, et pour des façades d’un nouveau type pour un projet à Novara, en Italie. J’ai énormément appris sur le « Qu’est-ce que construire ». Et puis, j’ai eu envie de me tourner vers l’ingénierie.
J’ai donc rejoint RFR et Peter Rice qui travaillait avec Renzo Piano sur de nombreux projets.

Intégrer RFR aux côtés de Peter Rice après avoir travaillé avec Renzo Piano : vos débuts s’inscrivent dans une certaine continuité…

RFR a été créée en 1981, je suis arrivé en 1986. Effectivement, en rupture avec la figure traditionnelle de l’ingénieur, Peter Rice n’hésitait pas à transgresser les frontières qui séparent, voire opposent le champ de l’architecte et celui de l’ingénieur. Renzo Piano, tout comme Paul Chemetov, avait aussi cette approche : en tant qu’architectes, ils étaient à l’écoute de l’ingénierie. Ouvert au dialogue, Peter Rice pouvait parfois désarçonner les architectes en leur suggérant qu’ils pouvaient peut-être aller plus loin en utilisant tel matériau ou telle option. Il était capable de donner plus d’ampleur aux projets. Chez RFR et aussi, bien sûr, au sein d’Arup. Indéniablement, il a eu une grande influence sur l’architecture.
Il avait ce talent d’ouvrir des portes dans les projets. Dans les années 1980, RFR était une petite structure et nous exercions, par la force des choses, énormément de responsabilités sur des projets ambitieux. J’y ai pratiquement tout appris. Qu’est-ce qu’une structure, comment et pourquoi ça fonctionne, la notion de risque… J’ai ainsi notamment travaillé sur des projets pour Rogers, sur les études d’exécution du nuage de La Défense.

Tout au long de votre parcours, c’est cette interaction entre l’architecte et l’ingénieur qui vous intéresse et vous stimule. Selon vous, qu’est-ce qu’une belle relation architecte/ingénieur ?

Pour moi, le dialogue est essentiel dans le processus de création architecturale, et ce dès l’amont du projet.
Un certain nombre d’ingénieurs français ont eu cette approche, mais disons que la plupart des bureaux d’études pouvaient considérer que leur rôle visait à cadrer, à restreindre, à dire non. Je dirais qu’il existe deux postures dans l’architecture. Il y a celle, traditionnelle, de l’architecte beaux-arts estimant que lui conçoit et qu’ensuite les techniciens s’occupent de réaliser. Pour lui, tout est dans la conception d’origine, le reste n’étant qu’affaire de techniciens ou d’artisans. L’ingénieur doit ainsi agir en bon soldat et ne pas se tromper… L’autre posture, plus « technologique », est celle de l’admiration béate pour tout ce qui relève de la technique. Elle permet de faire des choses « formidables, incroyables » qui, selon les propres mots de l’architecte, le dépassent totalement. Il existe heureusement une posture intermédiaire que l’on retrouve chez beaucoup d’architectes qui, s’ils reconnaissent exercer des métiers différents, n’en revendiquent pas moins de vouloir comprendre les questions techniques. De la même façon qu’ils considèrent que l’ingénieur peut appréhender les problématiques architecturales et urbaines. À condition, bien sûr, qu’il s’agisse d’une ingénierie intelligente et non celle qui ne sait que dire non. Dans la continuité de RFR, la création de l’atelier d’ingénierie T/E/S/S avec Tom Gray et Matt King en 2007 s’inscrit dans cette démarche : aller à la rencontre des deux mondes en intégrant les problématiques de l’architecte au travail de l’ingénieur.

C’est ce qui fait l’esprit et la spécificité de T/E/S/S ?

Il nous paraissait nécessaire et évident qu’ingénieurs et architectes tracent ensemble un chemin : s’intéresser à l’architecture, à l’urbain, à l’humain, à tout ce qui n’est pas foncièrement technique. Et peut-être aller beaucoup plus loin que l’architecture en s’intéressant au social, à l’usage en les intégrant, en y adhérant. En tout cas, rien que l’on ne puisse réaliser sans une certaine culture de l’architecture. Côté méthode, la gestion du spatial est fondamentale : on organise les formes dans l’espace. Si l’on veut pouvoir dialoguer avec l’architecte, il faut également s’approprier ses méthodes et donc intégrer le dessin, la maquette, la modélisation 3D. Nous accueillons ainsi des gens ayant une double formation et des architectes qui s’intéressent à la technique. Il ne s’agit évidemment pas de marcher sur les plates-bandes de l’architecte, mais bien d’être hybride, ouvert à la culture de l’autre dans le dialogue. Mettre en œuvre une ingénierie inventive qui dit oui plutôt que non.

Sur quels projets architecturaux avez-vous travaillé ?

J’ai réalisé de nombreux projets que ce soit au sein de RFR, d’Arup et maintenant de T/E/S/S. Grâce à Paul Andreu qui nous a donné notre chance, j’ai dirigé le projet de l’aérogare 2F de l’aéroport Roissy/Charles-de-Gaulle, notamment la grande verrière, toutes les passerelles menant aux avions ainsi que toutes les façades. Je pourrais également citer la passerelle Simone-de-Beauvoir à Paris, la couverture en toile tendue du château de Falaise, les dômes de la bibliothèque du parlement à New Delhi, les structures de verre et d’acier de Notre-Dame de Pentecôte à La Défense, la coupole de la Bourse de commerce ; la Fondation Louis Vuitton.

La Fondation Vuitton a été l’un des premiers projets de T/E/S/S…

Ce projet s’inscrit dans la continuité de RFR dont les équipes ont travaillé avec celles de T/E/S/S. De grande ampleur et d’une grande complexité, il nous a permis de bien démarrer ! Nous nous sommes occupés de tout ce qui se voit : la totalité des verrières, des peaux, des façades et l’assemblage de blocs appelé iceberg. Une vraie grande aventure, représentative de l’approche de Peter Rice, à savoir, une ouverture totale à la question architecturale et un savoir d’ingénierie partagé avec l’architecte. C’est une approche physique de l’ingénierie, pas uniquement dans son versant scientifique, mais aussi quant aux procédés de fabrication, aux tolérances et imperfections. Tous les matériaux proviennent d’un dialogue avec l’architecte et nos propositions sur les verres courbes ont été entendues. C’est aussi ce qui différencie T/E/S/S de l’ingénierie classique : on connaît les entrepreneurs, les fournisseurs. Nous avons ensuite poursuivi l’aventure avec la Fondation Luma et travaillons actuellement sur le projet de couverture mobile du court Suzanne-Lenglen de Dominique Perrault.

Quel est le rôle de l’acier dans vos projets ?

En France, l’ingénierie du béton est particulièrement développée. Assez naturellement avec Peter Rice et l’impact de Beaubourg, nous avons été associés à l’acier. Je dirais que c’est mon matériau de prédilection. Indépendamment de sa proximité avec l’architecture, T/E/S/S, développe une compétence toute particulière sur ce matériau. La Fondation Louis Vuitton est un bel exemple d’hybridation, notion chère à Peter Rice, qui mêle ainsi l’acier et le verre. Ce qui est formidable avec l’acier, c’est qu’il est exceptionnellement résistant par rapport à son volume et permet donc de réaliser des choses très fines. C’est le matériau de la liaison mécanique : il n’y a pas mieux pour réaliser des assem­blages. Si l’on cherche de la légèreté, c’est forcément l’acier. T/E/S/S est ainsi reconnue pour son ingénierie de la légèreté et s’inscrit, par là même, dans une autre filiation, celle de Frei Otto, du Leichtbau. Autre qualité exceptionnelle de l’acier, et non des moindres : sa recyclabilité infinie. Mais l’empreinte carbone du premier acier pose vraiment problème. La solution réside peut-être à la fois dans le recyclage, dans les systèmes constructifs optant pour la mixité des matériaux et, bien sûr, la décarbonation. Pour ma part, je suis intéressé par les aciers performants, à haute limite d’élasticité, qui permettraient de réduire la quantité d’acier.

« Aller à la rencontre des deux mondes en intégrant les problématiques de l’architecte au travail de l’ingénieur. »

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