VERS UNE ARCHITECTURE CIRCULAIRE

Recyclabilité, économie de matière, allongement de la durée d’utilisation… Les qualités de l’acier sont en phase avec les nouvelles logiques d’une économie de la construction qui se prépare à adopter des logiques circulaires. Inventer une écriture constructive et architecturale compatible avec cette nouvelle donne est un défi passionnant pour la construction acier de demain

L’école primaire et garderie Melopee, à Gand, par Xaveer De Geyter Architecten.
Le campus de Belval au Luxembourg, Inessa Hansch.

Incontournable dans la sphère politique et médiatique, l’économie avec un E majuscule ne touche l’architecture qu’à la marge. À l’échelle « macro », elle régule le rythme de construction par les mécanismes de l’offre et de la demande. À l’échelle « micro », elle s’incarne dans la figure de l’économiste, chargé de vérifier l’adéquation entre l’intention de l’architecte et le budget du maître d’ouvrage. Ni la macro ni la micro-économie ne disent comment l’économie, à la façon de toutes les disciplines qui ont dominé leur époque — on pense à la physique, à la philosophie, à la sociologie, à l’histoire — contribue à façonner l’architecture. Et ce alors que la nature de l’économie du bâtiment est en pleine mutation. L’évolution en cours peut s’articuler autour de deux figures géométriques évoquant le Bauhaus et les avant-gardes modernistes. Si Paul Klee donnait un aperçu sur la ligne et le point, l’économie prépare son passage de la ligne au cercle, c’est-à-dire d’une logique d’économie linéaire à une logique d’économie circulaire. Derrière ces deux figures simples, des réalités complexes liant étroitement technologie, industrie, organisation sociale et financière. Architecte, ingénieur et enseignant à l’ENSAPVS1, Grégoire Bignier a fait de cette transition l’objet d’une grande recherche théorique toujours en cours, diffusée dans deux ouvrages déjà parus et un troisième à venir2 : « Le principe de l’économie linéaire peut être décrit de la façon suivante. Dans cette logique, le bâtiment est l’émergence d’un vaste système infrastructurel, qui se connecte à des réseaux sans se préoccuper de la provenance et de la destination des fluides ou des matériaux qu’il emploie. »

DE L’ARGENT ET DU CARBONE

À l’opposé de l’économie linéaire, l’économie circulaire suppose la prise en compte de l’ensemble du cycle de vie du bâtiment, voire même au-delà, avant sa construction et après son démantèlement. Selon Grégoire Bignier, cette logique alternative replace au centre du jeu un concepteur que l’économie linéaire a progressivement cantonné au rôle de « designer » chargé de l’aspect des façades. Comme bien d’autres concepts élaborés dans la sphère environnementale — la résilience, l’anthropocène, la ville productive —, l’économie circulaire a plusieurs définitions. Sans attendre une synthèse future, nous pouvons déjà dégager parmi ses traits ceux qui font consensus, en les prenant dans l’ordre du cycle constructif. L’économie circulaire vise d’abord l’approvisionnement durable, en prenant en compte les impacts générés par l’extraction et l’exploitation des matériaux. Elle privilégie l’écoconception et, bien sûr, le recyclage, le réemploi, la réutilisation.

Initiant un cercle vertueux, l’économie circulaire séduit aussi bien l’homme politique que le citoyen. Si elle reste populaire, elle sera mise en place progressivement. La ligne et le cercle cohabiteront un temps sur le tableau : l’art de bâtir circulaire va se diffuser doucement, en renforçant ou développant des éléments existants insuffisamment exploités du point de vue de leurs performances environnementales. L’esthétique ou la résistance d’un matériau ne seront qu’un critère de choix parmi d’autres. Dans l’économie de la construction de demain, le coût d’un projet intégrera deux variables : l’une monétaire, l’autre environnementale prenant en compte l’énergie utilisée et le CO2 émis lors de la fabrication d’un matériau. Des calculs montrent que pour un euro dépensé sur le chantier, on « achètera » 0,98 kg/CO2 si l’on utilise de l’acier, 0,80 kg/CO2 si l’on utilise du PVC, et 2,5 kg/de CO2 si l’on utilise du béton3.

L’IMPORTANCE DU FONCTIONNEL

Si les bilans carbone fournissent une première série d’indications environnementales, on considère que l’impact global d’un matériau s’évalue selon la fonctionnalité et l’usage. Le matériau parfait n’existant pas, les démarches contemporaines de construction préconisent d’utiliser le bon matériau au bon endroit plutôt que d’employer un matériau unique. De quoi ressusciter le rationalisme structurel théorisé par Eugène Viollet-le-Duc ? L’architecture rationaliste développée suivant ses principes au 19e siècle donne un premier aperçu d’une écriture et d’une spatialité s’appuyant sur une mixité de matériaux. L’élément porteur et l’élément de remplissage (mur, cloison) y sont clairement distingués. Transposée dans notre monde contemporain, une conception rationaliste consisterait en premier lieu à abandonner les logiques de surfaces porteuses — murs intérieurs et façades — au profit de systèmes structurels en ossatures concentrant la matière la plus résistante sur des points porteurs. L’avantage de ces systèmes poteaux-poutres est qu’ils permettent facilement la transformation des bâtiments en facilitant la modification des plans d’étages comme des façades. Moins lourds que les systèmes de voiles porteurs massifs, ils réduisent les besoins de fondations et se greffent plus facilement sur des ouvrages existants. Un atout certain pour des chantiers de surélévations appelés à se multiplier à l’heure où l’on parle de densification du tissu urbain.

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1
École nationale supérieure d’architecture de Paris-Val de Seine

2 Cf. aux éditions Eyrolles, par Grégoire Bignier : Architecture et économie, Ce que l’économie fait à l’architecture, 2018 ; et Architecture et écologie, Comment partager le monde habité ?, 2015

3 www.construction-carbone.fr/combien-de-co2-dans-les-materiaux-de-construction

La tour D2 à La Défense, d’Anthony Bechu et Tom Sheehan. Le choix d’architecture acier et de technique très innovante a permis de réaliser un ouvrage économisant 30 % de matière par rapport à une tour classique. ©Mathieu Ducros/Opictures/ATSP
La salle des marchés de la Lloyd’s of London pouvant être réduite ou agrandie suivant les besoins ; Richard Rogers Partnership ©Courtesy of Rogers Stirk Harbour + Partners
Le bâtiment D(emountable), agence cepezed, prototype d’économie circulaire : tous ses éléments sont modulaires et montés à sec. ©Lucas van der Wee
Le bâtiment D(emountable) de l’agence cepezed est une structure acier, durable et entièrement démontable sur le site d’un complexe de bâtiments historiques et monumentaux au centre de la ville néerlandaise de Delft.

QUAND L’ACIER CIRCULE 

La recherche sur les matériaux contribue à l’économie de carbone. En façade, par exemple, des produits désormais familiers des architectes permettent de limiter l’entretien tout en ajoutant la durée de vie en place du produit. On pense à l’inox et, plus encore, aux aciers autopatinables, intégrant du chrome, du cuivre et d’autres éléments pour stabiliser la couche de corrosion, hissant la rouille au rang des matériaux haut de gamme. La R & D4 concerne également le développement de solutions mixtes, plaçant la matière là où elle est utile. « Nous savons depuis longtemps grâce à la résistance des matériaux que dans un plancher plein en béton par exemple, la matière n’a aucun rôle structurel au centre et a un rôle limité en partie basse », explique Vincent Birarda, chef de marché solution mixte chez ArcelorMittal. Les nouveaux systèmes de plancher de type Cofradal substituent le creux au plein. Les parties vides de l’ouvrage reçoivent l’isolant phonique, tandis qu’une chape de béton coulé en partie supérieure apporte l’inertie thermique nécessaire. Elle n’a pas besoin d’être trop imposante, « des études allemandes ont montré qu’au-delà d’une certaine épaisseur, le gain en inertie était négligeable », explique Vincent Birarda5. L’utilisation d’acier toujours plus résistant dans une chaîne de fabrication numérique optimise encore la quantité de matière, évitant des émissions de carbone inutiles. En fin de vie, l’acier pourra être refondu pour être réemployé dans de nouveaux édifices. Un bâtiment ou une mine de fer habitée ? On peut se le demander puisque 90 % de l’acier mis en oeuvre dans la construction provient de matériaux recyclés. 

Mais pourrait-on trouver un meilleur destin à l’acier que le four électrique ? À côté d’une architecture exceptionnelle — passerelle, belvédère — optimisant l’acier dans une forme propre à un ouvrage unique, n’y aurait-il pas la place pour des systèmes constructifs plus génériques, constitués d’éléments modulables et démontables, réutilisables d’un chantier à l’autre ? On repense au Crystal Palace, emblématique palais d’exposition démonté de son site d’origine pour être remonté ailleurs, et aux autres éléments structurels en fonte des Expositions universelles, réutilisés dans d’autres bâtiments. L’état du stock, leur emplacement, la gestion de leur recyclage pourraient être facilités par des outils Bim6 et de nouvelles filières de réemploi qui se mettent en place. Au recyclage, préférer la réutilisation, voire la réhabilitation d’ouvrage entier. À Bordeaux, le pont ferroviaire métallique déclassé par l’utilisation du TGV va être transformé en promenade piétonne. À New York, les entrepôts du 19e siècle aux façades ornées de fontes sur catalogues sont devenus des endroits prisés et valorisés, à l’instar des « structures Eiffel » dont on ne manque jamais de vous signaler la présence, lorsqu’elles subsistent dans un bâtiment ancien. Il y a, là, un enseignement de taille pour la construction circulaire et l’environnement. L’industrialisation n’est pas l’ennemi de l’esthétique, qui est, elle-même, le meilleur gage de pérennité. Pour faire durable, faisons beau ! 

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Recherche et développement 

Cf. La valorisation de l’inertie thermique des solutions mixtes acier/béton dans le secteur bâtiment, rapport du BET André Pouget pour ArcelorMittal, 2011. L’étude reprend les recherches effectuées en 2008 par Bernd Döring à l’université d’Aix-la-Chapelle (RWTH Aachen). 

6 Building Information Modeling : modélisation des informations (ou données) du bâtiment. 

INESSA HANSCH, STRUCTURES PRATICABLES, CAMPUS DE BELVAL (LUXEMBOURG)
« FOLIES » SIDÉRURGIQUES 

L’enseignement remplace la production à Esch-sur-Alzette/ Belval. L’université des sciences du Luxembourg prend possession graduellement d’une ancienne aciérie, en se glissant entre des hauts-fourneaux devenus éléments de patrimoine industriel. Sans attendre l’achèvement de son campus, l’université a voulu matérialiser les places et les bâtiments qui ponctueront le site. Pour cela, elle a confié à l’architecte Inessa Hansch la réalisation de structures temporaires assurant différentes fonctions : cinéma en plein air, salles de sport, jardins… tout en recréant des limites dans un lieu qui reste très ouvert. Seules deux des huit « folies » sidérurgiques prévues ont été réalisées. Sorte de déclinaison réaliste des projets architecturaux utopistes de Yona Friedman, chacune est dressée à partir d’une grille tridimensionnelle en acier laqué blanc de 3,70 m. « Je ne recherche pas l’exploit structurel dans mes projets, explique l’architecte. Les courtes portées produisent une structure plus légère, plus transparente. » Chaque « folie » place le visiteur sur une sorte de surélévation de l’espace public, offrant une vue renouvelée sur les fragments d’aciérie subsistants. Tous les éléments constructifs sont boulonnés et assemblés à sec, y compris les planchers béton, ce qui les rend réutilisables et transportables, même si aucun déplacement n’est, pour l’instant, programmé. Au départ, un capotage dissimulant les connexions avait été envisagé. Un dispositif fragile finalement abandonné au profit d’une esthétique de l’assemblage jugée convaincante. 

Photo : Inessa Hansch
Photo : Maxime Delvaux
Photo : Julien Lanoo

PASSERELLE FOURNIER, TOURS, B+M ARCHITECTES
LE POIDS DU CARBONE 

La traversée du faisceau de voies ferrées de la gare de Tours s’effectue depuis 1891 par la passerelle Fournier. Un ouvrage métallique rationnel et efficace comme savait en produire le 19e siècle, malheureusement devenu coûteux à entretenir et difficilement accessible aux personnes à mobilité réduite et aux cyclistes. La nouvelle passerelle Fournier devait pallier ces manques. La poutre-treillis de la passerelle 19e est remplacée par deux arcs bow-string de 57 m, chacun d’eux posé sur un appui central. Leur forme suit une courbe correspondant à l’intrados de la charpente métallique de la gare. La correspondance quasiment exacte entre les arcs séparés de deux siècles s’explique par le fait qu’ils sont tracés tous deux suivant la courbe « elastica » d’Euler, garante de l’emploi d’un minimum de matière. 

Comme tout projet, la forme de la passerelle est le fruit d’une intention esthétique, d’optimisation du budget et de considération liées à l’usage et à la maintenance. Les éléments constructifs intègrent les mains courantes, les éclairages, garde-corps, etc. Grégoire Bignier a voulu ajouter un quatrième critère portant sur l’écologie de l’ouvrage, évalué à travers les émissions carbone générées par la passerelle. L’allègement de la structure a réduit l’émission surfacique de CO2 à 400 kg éq/m2, soit en dessous des 700 à 1 100 kg éq/m2 mesurés pour des ouvrages équivalents de dernière génération, selon une étude menée par Elioth en 2018. Sa légèreté a, en outre, facilité sa mise en place au-dessus de l’infrastructure ferroviaire. 

Photo : Brice Robert

LYON, HALLE H7, VURPAS ARCHITECTES
SOUS LES PARAPLUIES DE L’INDUSTRIE 

En bordure du Rhône, la halle Girard est le dernier vestige industriel du quartier Confluence. Au sud de cette presqu’île du centre de Lyon, elle assure la charnière entre le nouveau quartier et le « champ » que les architectes Herzog et de Meuron programment pour la pointe sud du site. L’ancienne usine de mécanique et chaudronnerie construite en 1857 conserve une vocation productive, tournée vers les activités du numérique. Renommée H7, elle devient le hub lyonnais en la matière et s’ouvre sur la ville et un quartier en plein devenir. Premier élément majeur de l’usine, la halle débarrassée d’une partie de ses murs vient former un grand parapluie relié à l’espace public, un lieu disponible pour des évènements. Les bureaux sont abrités sous une suite de sheds. Ces structures existantes se sont invitées au centre du projet : « Comment insérer de nouveaux espaces de travail sans perdre les qualités intrinsèques d’un espace industriel, son unité, son apparence, sa charpente métallique élancée, sa lumière diffuse, sans diviser et perdre la mémoire du lieu ? », se demandèrent les membres de l’agence Vurpas Architectes, lesquels ont apporté à la question une réponse en deux temps. D’abord replacer les structures et les enveloppes existantes au rang de composantes premières de l’espace. Compléter ensuite par un langage architectural qui raisonne avec la temporalité du lieu. Les partitions spatiales imaginées par les architectes s’appuient sur des éléments simples — portes vitrées, cloisons, garde-corps en bois —, posés sans apprêt, et l’utilisation de matériaux bruts, bois, plâtre, acier autopatinable, qui vient répondre aux éléments de charpente métallique rivetés du 19e siècle.