SIMON TEYSSOU

Le bon matériau au bon endroit

Diplômé de l’École nationale supérieure d’architecture de Clermont-Ferrand, Simon Teyssou exerce principalement dans le centre de l’Hexagone. De l’urbanisme à l’architecture, en passant par le paysage, l’architecte entend travailler à toutes les échelles du territoire. Ses bâtiments rigoureux sont souvent de savants mélanges de matières…

©Julie Teyssou

Vous êtes identifié comme un architecte de la ruralité. Dans quel endroit de France avez-vous passé vos jeunes années ?

Je suis né à Paris d’une mère américaine et d’un père cantalien.
Mes parents se désespéraient de leur habitat dont les fenêtres donnaient sur les huit voies de la RN 20, à Arcueil, en banlieue parisienne. Pour eux, c’était le cauchemar. Ils rêvaient d’habiter la demeure familiale de Saint-Victor dans l’environnement naturel du Cantal, où nous passions nos vacances d’été. Enseignants, ils ont fait une demande de mutation. Nous avons d’abord atterri à Aubusson, puis dans la région qu’ils convoitaient. Je devais avoir six ans lorsque nous avons emménagé dans la maison familiale de Saint- Victor, une commune d’une centaine d’habitants dans le quart sud-ouest du Cantal. Mon arrivée, ainsi que celle de mon frère et de ma soeur, a sauvé l’école : neuf élèves au lieu de six la fréquentaient. L’instituteur enseignait selon la pédagogie Freinet sans le dire à l’Éducation nationale…
Sa femme s’occupait de la cantine et du ramassage scolaire…

Votre adolescence était-elle aussi cantalienne ?

Je suis allé au collège et au lycée à Aurillac. Puis, à l’âge de 16 ans, je suis parti aux États-Unis pour y suivre une partie de ma scolarité : une période de 14 mois durant laquelle j’habitais chez mes grands-parents maternels. Mais c’est le Cantal qui reste attaché à mes jeunes années. Avec mon frère et ma sœur, nous nous occupions de nos poules, de nos moutons, de nos lapins… Il y avait une ferme de vaches salers à 100 m de chez nous. Nous accourions pour les voir rentrer à l’étable avant la traite. Notre vie rurale, qui était un peu marginale pour l’époque, m’a laissé des souvenirs extraordinaires.
Nous n’avions pas la télévision, ce qui était rare dans les années 1980. Nous lisions beaucoup, nous écoutions de la musique, nous allions au concert et au théâtre à Aurillac.
C’était une existence assez riche, mais exigeante aussi : il fallait couper du bois le week-end pour se chauffer la semaine, travailler au jardin plusieurs heures par jour en juillet pour mériter nos vacances du mois d’août.

Pourquoi êtes-vous devenu architecte ?

J’ai vécu toute mon enfance dans un chantier, car mes parents réhabilitaient petit à petit leur maison. Ils faisaient tout eux-mêmes, parfois des ouvrages savants, comme des planchers en béton ou des percements dans les façades. En fait, mon intérêt pour l’architecture est venu très tôt. Les vacances aux États-Unis m’ont fait découvrir Frank Lloyd Wright, le voyage au Maroc les merveilleuses architectures de terre, dont je garde un souvenir très précis. Enfant, je construisais des villages miniatures avec les matériaux naturels du jardin. La pierre et l’argile me servaient à bâtir les murs, l’herbe à simuler les toits de chaume. Cela servait à abriter mes Playmobil !

Mais il a fallu partir…

Quand on passe sa jeunesse dans le Cantal, on sait que l’on va quitter le territoire pour faire ses études. Tout le monde part. C’est ainsi. Mais peu reviennent. La métropole la plus proche se trouve à deux heures et demie de route… À la différence de la plupart de mes camarades, j’ai choisi de revenir. J’ai fait un service civil au Conseil d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement du Cantal, j’ai passé mon diplôme à l’École nationale supérieure d’architecture de Clermont-Ferrand et j’ai travaillé chez l’un de mes anciens enseignants, avant de retourner dans le département de mon enfance. Ce parcours était à contre-courant de la tendance du moment qui poussait les étudiants à vouloir intégrer les agences de Jean Nouvel et autres stars européennes.
Dans les écoles d’architecture de ces années-là, on vous apprenait à être des virtuoses de l’espace, mais pas vraiment à travailler avec les matières. Pour combler ce déficit, j’ai suivi des formations sur la construction en bois. Ma sensibilité pour l’acier est venue un peu plus tard avec la question des assemblages. J’aime ces petites pièces métalliques indispensables pour rendre les architectures plus légères. En fait, j’aime utiliser une grande diversité de matériaux. Chaque matière résout une question particulière. J’ai une passion pour le bois, mais j’aime aussi le métal pour sa robustesse.
Cela me conduit à associer les deux très fréquemment.

Pourquoi avez-vous choisi d’établir votre agence au Rouget, une commune de la Châtaigneraie, plutôt que dans les environs de Saint-Victor ?

Pour faire simple, j’étais marié à une « Cantalouse » originaire de la Châtaigneraie, dont les paysages et l’architecture annoncent le Lot, l’Aveyron et le sud-ouest de la France.
L’accent y commence à chanter et les toitures « s’horizontalisent ». Ce n’est donc pas la partie la plus représentative du département, que l’imaginaire collectif associe aux monts du Cantal. Peuplé de mille habitants, Le Rouget est une des principales polarités commerciales et de service de la Châtaigneraie.
Il se situe sur la ligne de chemin de fer en direction de Toulouse et se trouve à distance raisonnable d’Aurillac en train et en voiture. Cette situation me permettait de rejoindre l’école d’architecture de Clermont-Ferrand, où je commençais à enseigner, et où, dans un premier temps, j’avais gardé un pied-à-terre.

Sur quels projets travailliez-vous au début de votre carrière ?

À la fin des années 1990, les gîtes ruraux étaient en plein essor. Le département subventionnait ces programmes, afin d’aider les agriculteurs à diversifier leur activité et sauvegarder le patrimoine vernaculaire qui s’effondrait. Ma première commande me fut donnée par mes ex-beaux-parents, qui, eux aussi, voulaient transformer une ancienne ferme en gîte rural. Il s’agissait d’une bâtisse sombre et très ancienne que j’ai adaptée aux désirs contemporains avec une verrière et un plancher de verre, que j’ai moi-même calculé. Le projet a plu aux Gîtes de France d’Aurillac qui se sont chargés de faire ma publicité. Cela m’a donné la possibilité de construire des gîtes un peu partout dans la Châtaigneraie. Je n’ai pas honte de le dire : je faisais aussi beaucoup de travaux alimentaires à mes débuts. Les permis de construire de stabulations me permettaient de manger. J’avais acheté un tachéomètre, car la seule ambition qu’il m’était possible d’avoir était de bien implanter les étables, de réussir leur rapport au sol et la couleur de leur bardage. De fil en aiguille, l’agence a accédé à des commandes publiques un peu importantes, telles que la maison de retraite d’Arlanc, conçue avec Boris Bouchet.
Aujourd’hui, nous avons la charge d’une grande diversité de projets. La non-spécialisation est un privilège de l’exercice en territoire rural. Si nous étions implantés dans une métropole, la réhabilitation d’un stade de rugby comme celui d’Aurillac, lauréat du Trophée Eiffel 2019 dans la catégorie « divertir », ne nous aurait jamais été confiée. Il nous aurait été demandé trois ou cinq références. Or, nous n’en avions aucune…

Depuis quelques années, il y a un vrai coup de projecteur sur les territoires ruraux et périurbains. Votre travail a lui même été récompensé par le Grand Prix de l’urbanisme en 2023. Qu’est-ce qui vous motive ?

C’est un fait : l’agence réalise beaucoup de plans-guides et d’espaces publics. Je pense que le Massif central a aussi le droit à un environnement et à une architecture de qualité. Je défends par ailleurs l’idée qu’il est préférable de connaître le territoire pour être le plus juste possible. Évidemment, ce n’est pas un urbanisme de croissance, comme dans les métropoles. Il n’y a pas de ZAC, pas de grandes extensions urbaines, peu d’opérateurs, voire pas du tout, mais je considère que ma pratique est à la croisée de trois disciplines : l’architecture, le paysage et l’urbanisme. J’associe souvent les figures du parc et de la cité-jardin pour fabriquer des imaginaires dans ces territoires pour lesquels il faut rassembler beaucoup de morceaux éparpillés, des lotissements et des zones d’activité. Il faut sortir des logiques destructrices des milieux naturels et agricoles.

À Mandailles-Saint-Julien, dans les monts du Cantal, vous avez réalisé une halle polyvalente et des aménagements paysagers. La passerelle a été récompensée par le Trophée Eiffel 2024, catégorie « franchir ». La halle a reçu le Grand Prix d’architectures 2020 organisé par  la revue D’A. Faut-il encore y voir une pratique qui intéresse autant le territoire que l’architecture ?

C’est comme cela que nous voyions les choses. Pour nous, l’enjeu du projet de Mandailles-Saint-Julien n’était pas seulement la construction de la halle, mais aussi la renaturation des berges de la Jordanne, la rivière de fond de vallée qui prend sa source au puy de Peyre-Arse. Je crois sincèrement que notre méthodologie nous a permis de gagner la consultation organisée par la Caba, la Communauté d’agglomération du bassin d’Aurillac. Le programme prévoyait un parking à l’entrée du village, à côté de la halle. Nous l’avons déplacé à l’endroit d’un délaissé routier, en amont de la zone urbanisée, afin de ne pas dénaturer le site.
La passerelle, non prévue au programme, a été imaginée pour connecter ce parking à la promenade paysagère que nous avons déployée sur la rive droite de la Jordanne.
Il s’agit d’un ouvrage de 20 m de longueur, entièrement soudé, en acier autopatinable. Ses portiques structurels permettent d’éviter le basculement des poutres. Le levage était un spectacle : la grue a déposé la passerelle d’un seul tenant sur les piles de béton.

Parlez-nous de la conception de la halle, à la fois très simple et très dessinée…

Pour moi, la vallée de la Jordanne, au fond de laquelle se situe Mandailles-Saint-Julien, est un des plus beaux endroits de France. On se dit qu’il ne faut surtout pas se rater.
Au stade de l’esquisse, je dessinais quelque chose de très bas et de très discret, mais ça ne marchait pas. Je suis donc reparti de la figure archétypale de la grange-étable des vallées cantalouses, formée de murs en pierre, d’une charpente en chêne ou en frêne, et coiffée, depuis l’après guerre, d’une couverture en acier galvanisé. Au bout de 70 ans, cela fabrique de très beaux paysages de tôles rouillées. À l’exemple des anciennes granges-étables, la halle présente une toiture à deux pans de forte pente. Trois ordres constructifs sont déterminés en fonction de la topographie et de la rigueur du climat. Le soubassement inondable est réalisé en béton coulé en place de teinte grise, qui évoque les murs de maçonnerie de basalte.
La structure porteuse du rez-de-chaussée est faite d’acier laqué. Bien à l’abri des intempéries, la charpente à couple non hiérarchisée [charpente à chevron formant ferme] prend exemple sur celles des granges traditionnelles. Le tout est recouvert d’une couverture en tôles ondulées d’acier autopatinable, qui, indisponible en France, fut importée des États-Unis.

En 2020, vous avez aussi livré la halle du champ de foire de Gannat, au sud de l’Allier. En quoi se distingue-t-elle de celle du Cantal ?

À l’inverse de la halle de Mandailles-Saint-Julien, celle de Gannat se réfère principalement à des architectures non vernaculaires. Il faut chercher du côté de la maison Farnsworth de Ludwig Mies van der Rohe, avec ses deux plans horizontaux et des angles sans poteaux, et de la chapelle de Gunnar Asplund, au cimetière de Stockholm, dont la charpente est masquée et flanquée d’une couverture à quatre pans pour comprendre cette architecture ambiguë, à la fois néoclassique et moderne.
Étant donné le budget réduit de l’opération, nous avons mis en œuvre la charpente avec des fermettes de bois industrielles que dissimule un faux plafond. Les poteaux sont constitués d’IPN encastrés dans la dalle, de sorte qu’aucun contreventement n’oblitère l’espace libre sous abri. Pour finir, nous avons déployé beaucoup de moyens pour réaliser la couverture en tavaillons de châtaignier, fournis par Le Tavaillon de l’Allier, une entreprise d’insertion  de Bellenaves, à 15 km de Gannat. Là encore, il s’agissait d’un bel exercice d’articulation des matières. On se souvient de l’adage : le bon matériau au bon endroit.