PRÉSERVER LE PATRIMOINE ACIER

Dès son apparition, au 18e siècle, l’architecture acier fait preuve d’audace en réinventant l’emploi des métaux dans la construction. Matériau froid au caractère industriel pour les uns, ou empreint d’une esthétique raffinée selon les autres, l’acier s’est progressivement imposé dans le paysage à travers des réalisations anciennes et contemporaines innovantes.

Construire plus haut, à plus grande portée et plus léger : l’architecture acier multiplie les perspectives d’innovation et de construction dès la fin du 18e siècle. Au « siècle du fer », aussi qualifié de première révolution industrielle et qui a vu naître des ouvrages d’envergure, tels que ponts et grands espaces couverts, succède celui de l’acier aux dimensions augmentées et à l’esthétique épurée. Jusqu’alors, le rôle du fer était limité au chaînage des édifices et moins réservé aux architectes qu’aux ingénieurs. Malléable et résistant à la traction, il remplace en effet le bois dans les planchers ou les charpentes, comme pour le toit du théâtre de Paris édifié en 1790 par Victor Louis.
Mais l’acier est plus homogène que le fer et permet, par sa plus grande résistance à la traction, un allègement significatif des structures. Architectures de légèreté, les ouvrages en acier transforment non seulement les chantiers de construction, plus rapides et plus efficaces, mais aussi le principe d’équilibre des édifices à l’origine même de la stabilité des constructions depuis des siècles. « Dans l’Anti­quité, on rêvait déjà de cette légèreté, de cette architecture lumineuse et transparente où le mur perd en partie sa fonction porteuse », rapporte Marc Le Cœur, historien de l’art et enseignant à l’École spéciale d’architecture.

L’église Sainte-Barbe de Crusnes construite entièrement en métal en 1939 avant sa rénovation (ci-contre à droite). Photos : Collection Marc Braham

Réinventer l’architecture par l’acier

« Paradoxalement, l’originalité de l’acier, dans l’histoire des matériaux de construction, est d’avoir provoqué une abstraction de matière », selon l’architecte Philippe Boudon. Plus léger et résistant, l’acier offre, dès les premières réalisations, une grande liberté aux architectes, dans la conception des plans, de la façade, et la disposition des espaces intérieurs favorisant ainsi la transparence et le vide. Liberté dont se saisissent précisément les architectes Jean Prouvé, Eugène Beaudoin et Marcel Lods lorsqu’ils conçoivent, en 1938, la Maison du Peuple de Clichy. Entièrement transformable, cette réalisation constitue le premier exemple en France de modèle à mur-rideau en tôle d’acier et dont le plancher et les toits sont escamotables.
Le bâtiment, emblématique de la planification fonctionnaliste, est entièrement préfabriqué en usine avant de voir chacune de ses pièces assemblées in situ. Un procédé particulièrement adapté à l’emploi de l’acier, facilement et rapidement montable. « Ce processus accélère la mise en œuvre des chantiers en permettant aux architectes de créer des prototypes multipliables à l’infini », explique Marc Le Cœur.
C’est notamment le cas à l’issue de la Première Guerre mondiale lorsque l’État français envisage, en réponse à la crise des logements insalubres, la préfabrication de maisons et de lieux de cultes à partir d’un prototype tout acier. Toujours visible aujourd’hui, l’église Sainte-Barbe à Crusnes, en Meurthe-et-Moselle, construite entièrement en métal en 1939, constitue un exemple majeur de cette fabrication en série qui devait permettre de concevoir et d’exporter un modèle unique alliant innovation technique et recherche de modernité.
Outre-Atlantique, l’acier contribue à façonner une archi­tecture de hauteur, alors qu’apparaissent, dès la fin du 19e siècle, les premiers gratte-ciel de l’histoire. « La résistance de l’acier permettait d’absorber le poids des étages supérieurs sans grossir démesurément les éléments inférieurs », spécifie Philippe Boudon. L’œuvre pionnière de William Le Baron Jenney érigée en 1885, Home Insurance Building, culmine ainsi à 580 mètres grâce à une structure entièrement constituée de briques et d’acier, permettant d’alléger l’édifice de trois fois son poids.

Les halles centrales de Paris vues depuis l’église Saint-Eustache, 1947. Photo : ministère de la Culture/Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, dist. RMN-Grand Palais

Une nouvelle légitimité pour l’architecture acier

Mais si, dès la fin du 19e siècle, on reconnaît à l’acier sa capacité à renouveler les formes de l’architecture en permettant notamment de grandes portées, sa légitimité à apparaître sur certains programmes est loin d’être évidente. « Le recours au métal est pendant longtemps cantonné à des programmes associés à deux types de constructions : les bâtiments utilitaires et industriels », précise Marc Le Cœur. À l’image des halles de Baltard et de Callet édifiées en 1870 au cœur de Paris. Emblématiques de l’architecture métallique d’époque, elles sont deux des premières réalisations dont la structure en fer est laissée apparente, sur les instances de Georges Eugène Haussmann, le baron Haussmann. « Les programmes considérés comme plus nobles sont longtemps prisonniers de la nécessité artistique d’une enveloppe de pierre, poursuit l’historien. Il existe alors une vraie résistance, non pas à l’emploi du matériau, mais à l’expression de l’architecture métallique. »
Novatrice, l’architecture acier s’inscrit dans les pas des constructions de fer et anticipe, dès la fin du 19e siècle, l’apparition du ciment et du béton armé. « L’architecture métallique constitue un véritable tournant dans l’histoire et bouleverse les techniques et manières de concevoir des architectes, raconte Marc Le Cœur. Pourtant, il aura fallu aller très loin dans les démolitions pour comprendre l’importance de cette architecture. » Selon lui, la disparition des halles de Baltard en 1971 est à Paris ce que la démolition, en 1964, de Pennsylvania Station, ou Penn Station, est à New-York : un réel traumatisme qui permettra une prise de conscience pour la sauvegarde du patrimoine architectural des 19e et 20e siècles. Cette réflexion s’est notamment concrétisée par le lancement d’une large campagne de protection d’édifices qui, jusqu’alors, subissaient les affres du temps. Tel est le cas de l’église Sainte-Barbe de Crusnes-Cités qui, entièrement rouillée, voit, dès 1989, sa couverture d’origine remplacée par des bacs acier fabriqués selon le même concept de la tôle pliée avant d’être, finalement, classée au titre des Monuments historiques en juin 1990.

Métal 57, projet de Dominique Perrault, devrait ouvrir ses portes en 2024. Photo : Artefactorylab/BNP Paribas Real Estate/DPA

L’acier au service du patrimoine

L’intérêt maintes fois réitéré pour l’architecture acier dans les années 1990 permettra, plus tard, à d’autres projets emblé­matiques d’être reconnus au titre d’héritage patrimonial industriel, comme le fut l’œuvre majeure 57 Métal de Claude Vasconi, réalisée en 1984. Dans un premier temps voué à la destruction après une première reconversion du site, l’édifice est finalement confié à l’architecte Dominique Perrault pour un nouveau programme projetant de conserver l’esprit du bâtiment d’origine et de ses caractéristiques industrielles. Il devrait rouvrir ses portes en 2024. Si l’architecture acier fait, aujourd’hui, l’objet d’une reconnaissance au titre de patrimoine national et témoin d’une époque, le matériau permet, depuis quelque temps, de venir en aide à un bâti plus ancien de manière visible ou invisible. Déjà au 19e siècle, le recours à un autre métal fut envisagé pour reconstruire la charpente de la cathédrale de Chartres à l’issue d’un incendie qui ravagea entièrement la toiture et sa « forêt » en bois de châtaignier. Fut alors décidé par l’architecte Édouard Baron de la reconstruire, mais, cette fois-ci, en fonte et en fer, matériaux incombustibles et rapides à monter, dont la structure optimisée absorbe les contraintes de flexion et de dilatation.
Non visible à cette époque, l’architecture métallique devient ostensible dans une réhabilitation comme celle de la Monnaie de Paris qui est intervenue de 2011 à 2017. En charge du projet, Philippe Prost, architecte, urbaniste et professeur à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville, révèle ce joyau néoclassique par l’utilisation de panneaux d’acier, de cuivre et d’inox. Habillant aussi bien l’atelier central d’outillage et de gravure que l’entrée à la salle des matières en pierre de taille, ces éléments métalliques signent l’activité du site et participent à la découverte des matériaux employés dans la fabrication, sur place, des médailles et des monnaies. Et l’architecte de conclure : « À la fois d’un point de vue symbolique et technique, l’architecture métallique apporte une nouvelle lisibilité au bâti préexistant, en révélant sa fonction tout autant que son architecture remarquable. »

Monnaie de Paris : l’atelier central d’outillage et de gravure. Photo : Atelier d’Architecture Philippe Prost
Monnaie de Paris : table des graveurs dans l’atelier central d’outillage et de gravure. Photo : Atelier d’Architecture Philippe Prost
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