NAYLA MECATTAF ET JEAN-LUC CROCHON
Pour une architecture de l’intensité

Longtemps parallèles, les trajectoires professionnelles de Jean-Luc Crochon et Nayla Mecattaf ont fini par converger il y a cinq ans autour de l’agence Cro&Co Architecture et CroMe Studio, sa représentation à l’international. Une culture constructive et architecturale, forgée au contact de la nébuleuse Renzo Piano et Peter Rice, sert de socle à une exploration des formes habitées en contact étroit avec les réalités et les enjeux du temps, sans craindre de les interroger.

Photo : Gaston F. Bergeret

Quelle est votre première rencontre avec l’architecture métallique ?

Jean-Luc Crochon : Ce n’est pas un bâtiment, mais un livre, Cours de construction métallique de Louis Fruitet, édité en 1983. L’ouvrage figurait dans les bibliographies techniques de l’UP1, la future Malaquais, et dans d’autres écoles d’archi­tecture. Il présentait les goussets, les boulons, tous les éléments de la charpente métallique. Pour un jeune étudiant, cela donnait des outils pour comprendre la méthode de construction.

Nayla Mecattaf : Il y a une culture de l’acier à Zurich, où j’ai passé une partie de mon adolescence, mais sur des bâtiments modestes. Le Centre Pompidou a été ma première leçon du potentiel expressif de ce matériau, du maniement de la grande portée, qui aboutit à cette architecture inversée de squelette installant sa tripaille en façade. Avec, dans un second temps, tout ce que l’acier apporte en termes de flexibilité et de réversibilité, une thématique aujourd’hui très actuelle qui était déjà la problématique de Beaubourg. D’autres souvenirs remontent aux premiers voyages à New York, avec ces bâtiments à structure métallique que l’on voyait moins en France.

Renzo Piano, et plus largement ce que l’on pourrait appeler la « constellation Piano » constituée d’ingénieurs ou d’architectes réunis par la construction du Centre Pompidou, croise plusieurs fois votre parcours. Jean-Luc a été consultant chez RFR (Rice Francis Ritchie), avant de s’associer avec un ancien collaborateur de RPBW (Renzo Piano Building Workshop), et vous, Nayla, vous avez passé 25 ans chez Piano et avez été associée de l’agence. Pourrait-on vous inclure dans une « génération Beaubourg » élargie, encline à développer une architecture exprimant la structure ?

Jean-Luc Crochon : Beaubourg fait figure de manifeste. Très peu d’architectes ont le privilège de créer un mouvement ou un courant d’architecture marquant toute une génération. C’est une influence forte, mais, sur la question des matériaux, je me réfère plutôt à une métaphore musicale assimilant l’acier aux tons aigus et le béton aux tons graves, avec la précision millimétrique d’un côté et une sorte de résonance de fond de l’autre. Les deux tonalités sont indispensables à l’écriture d’une partition.

Nayla Mecattaf : Chaque matériau a ses qualités, bien sûr, et par rapport au béton, le propre de l’acier est d’introduire ce langage d’assemblage et d’articulation. Au-delà de cette thématique constructive, c’est d’abord le matériau de la transparence, qui libère l’espace en affinant la structure.

Au-delà de cette école high-tech, quels sont les architectes qui vous influencent, et pour quelles dimensions ?

Nayla Mecattaf : J’ai étudié l’architecture à l’ETH (Eidgenössische Technische Hochschule) de Zurich. D’où sans doute l’influence de l’école corbuséenne, ce goût pour l’objet pur du modernisme. Ce trait caractéristique se retrouve autant chez les architectes suisses reconnus que chez leurs confrères et consœurs de la jeune génération. Il y a une pureté assez captivante du langage architectural, un goût pour des formes claires au service de l’intelligence de l’usage.

Jean-Luc Crochon : La Nouvelle Galerie nationale (Neue Nationalgalerie) à Berlin, qui n’est pas un projet suisse, incarne bien cette écriture ultrasobre. Sa structure en acier est mise au service d’un geste pur, une toiture portée sur huit appuis qui suffit à constituer le bâtiment. Nayla Mecattaf : Elle illustre un des aphorismes de Renzo Piano pour moi très juste, qui affirme qu’un bon projet est si simple que même un enfant le comprend. L’architecte doit chercher à condenser ses idées pour arriver à quelque chose de très clair, qui se passe d’une notice d’explication pour être appréhendé. Chaque grand architecte développe une sensibilité spécifique, et nous bouscule dans nos certitudes. Alvaro Siza est intéressant pour sa façon de s’insérer dans les paysages, Jean Nouvel dispense dans ses bâtiments une émotion qui lui est propre.

Qu’est-ce qui fait un projet ?

Nayla Mecattaf : L’inspiration est aussi dans la vie, dans la ville, dans la densité, dans la manière dont les gens investissent l’architecture, le fourmillement des foules, voire le chaos urbain qui n’empêche pas qu’un lieu puisse vivre très bien comme cela arrive à Beyrouth, la ville où j’ai grandi. Le bâtiment doit interagir avec ce mouvement, à l’instar de la tour Eiffel, ou de Beaubourg, dont les ascenseurs ou les escaliers laissent percevoir les allées et venues du public. J’ai retrouvé récemment cette connivence entre territoire et architecture dans la Philharmonie de Hambourg, de Jacques Herzog et Pierre de Meuron. La ville entre littéralement dans le bâtiment et devient un spectacle. Cette dimension d’ascension structure l’Opéra d’Oslo de Snøhetta, avec sa toiture accessible qui part du sol vers le ciel, une version monumentale de la villa Malaparte.

Jean-Luc Crochon : Dans ces bâtiments, l’ascension se transforme en promenade architecturale. Les gens pensent souvent que je plaisante quand je me réfère à la tour Eiffel. Le ballet des ascenseurs rappelle que la tour n’est pas un monument figé dans une ville-musée endormie, c’est un bâtiment actif dans une métropole en effervescence. Les ascenseurs de la tour Trinity, que l’agence a livrée en 2020, reprennent ce principe.

Comment envisagez-vous la relation avec les ingénieurs ?

Jean-Luc Crochon : L’ingénieur est un partenaire avec qui l’architecte doit établir une complicité. Nous n’aurions jamais fait la tour Trinity sans les ingénieurs, car nous aurions été incapables d’imaginer et de calculer les fondations d’un immeuble de 35 niveaux posé sur une autoroute en service ! Il faut trouver un équilibre. Dans le domaine des tours et de la grande hauteur, l’intervention de l’architecte reste pertinente en deçà des 150 mètres. Une fois ce seuil passé, la tour devient un projet d’ingénierie pure. Sa logique structurelle devient tellement prégnante que l’architecte ne s’occupe plus que de sculpture architecturale, et n’est plus dans une logique conceptuelle mêlant l’ingénierie et l’architecture.

Nayla Mecattaf : Nous cherchons à intégrer les ingénieurs à la conception. Dans un projet, architecte et ingénieur devraient dialoguer en permanence, comme le faisait Peter Rice ou Jean Prouvé. La finalité de notre métier est de bâtir, pas seulement de faire des dessins ! Lorsque l’on conçoit un ouvrage, nous le pensons de manière constructive, que ce soit pour la structure ou pour les autres éléments traités par des spécialistes regroupés sous le terme générique d’ingénieur – pour les fluides, l’environnement, etc. Le projet devient cette combinaison du travail sur la structure et sur l’enveloppe, qui est à la fois l’image du bâtiment et la peau intelligente qui fait que le bâtiment va s’ouvrir, créer la transparence.

Vous soulignez aussi le rôle de l’entreprise, qui n’est pas un acteur passif se contentant de construire un dessin de l’architecte validé par le bureau d’études. Quelle est son influence dans le projet, comment s’exerce-t-elle et jusqu’où l’architecte doit-il faire des concessions au constructeur ?

Jean-Luc Crochon : Comprendre le point de vue de l’entreprise nous place dans une logique économique, qui est en fait une logique de la construction. Lorsque l’on s’intéresse aux outils de l’entreprise, à ses méthodes, on réalise que ce n’est pas forcément la matière qui coûte cher, mais que les surcoûts peuvent être générés par une multitude d’éléments nécessaires au chantier – les grues, les camions, la méthode de fabrication, etc. Avec l’ingénieur, l’architecte imagine comment le bâtiment tient, l’entreprise travaille pour que le bâtiment se construise. C’est en s’appuyant sur le savoir-faire de l’entreprise qu’émergent les solutions d’optimisation. Par exemple, sur une façade en grille, l’architecte détermine la trame horizontale et verticale. Mais si l’entreprise construit cette façade par bloc, pour réduire ses coûts de montage, cela redéfinit le dessin et le projet. Et ces changements sont difficiles à anticiper, car toute l’équation économique dépend de paramètres variables, comme le prix d’achat des matériaux, la taille du camion ou le savoir-faire spécifique de chaque entreprise. Certaines préfèrent rajouter du verre pour réduire la quantité de profils, d’autres voudront supprimer des montants verticaux. Alors qu’un consultant façade laissera des options ouvertes, le constructeur aura toujours raison, car il s’engage sur un prix. À l’architecte d’intégrer les solutions compatibles avec ses intentions et de rejeter les autres.

La réglementation, qui pousse à protéger les ouvrages, n’est-elle pas un dernier frein à l’expression architecturale ? On a l’impression qu’une grande partie du travail de l’architecte consiste à contourner ces règles, ne serait-ce que pour réaliser le programme du maître d’ouvrage.

Jean-Luc Crochon : Je parlerais plutôt d’une optimisation que d’un contournement des règles. Les textes réglementaires ne disent pas tout, ce qui ouvre une porte à l’interprétation. Pour le volet « incendie », nous travaillons avec des consultants sur ce que la réglementation ne dit pas, et que l’on peut obtenir par la dérogation, comprise comme une façon de préciser la règle. Le marbre et les pierres qui revêtent souvent les intérieurs des IGH répondent à une exigence de potentiel calorifique de la réglementation incendie. Sur Trinity par exemple, nous avons pu démontrer par le calcul qu’il était possible de substituer en partie du bois aux parements minéraux dans les circulations horizontales communes (CHC) !

Nayla Mecattaf : L’ingénierie « feu » et les outils de simulation donnent des opportunités d’interpréter les règles. Par exemple, sur le parking Circé, un projet en métal à Montpellier, il a fallu démontrer par simulation que l’utilisation d’une peinture intumescente évitait une protection au feu de 90 ou 120 minutes qui dénaturait la structure acier. C’est une autre manière de dépasser ces contraintes.

L’agence a eu plusieurs vies, dans les équipements, le logement… Son domaine d’intervention actuel concerne plutôt le secteur tertiaire, et principalement la Défense à Paris. Après le Cnit, vous avez réhabilité et surélevé le Carré Michelet, un bâtiment des années 1980, et vous travaillez sur Odyssey, un projet de tours en collaboration avec Jeanne Gang. Pensez-vous que cette forme architecturale soit encore pertinente à l’heure des bilans carbone ? Certains n’hésitent pas à condamner ces bâtiments qu’ils estiment incorrigibles sur le plan énergétique.

Jean-Luc Crochon : Nous avons vu arriver de concert la problématique carbone et la pandémie. Nous nous formons sur ce sujet qui évolue tous les jours, au gré de la mise sur le marché de matériaux biosourcés ou de matériaux traditionnels décarbonés. En tant que concepteurs de tours, nous nous interrogeons sur la pertinence du modèle, et pour nous « challenger » nous-mêmes, nous avons lancé une étude interne sur les liens entre la hauteur et les émissions de carbone, en comparant un bâtiment vertical et un bâtiment horizontal de surface égale. Nous diffuserons les résultats ultérieurement, mais pouvons déjà dresser un premier constat. Oui, la construction d’une tour est plus énergivore que son équivalent horizontal, mais le bilan ne se résume pas à ce résultat. Plusieurs facteurs faussent le calcul, comme la quantification des transports intégrés ou non, ou de l’espace libéré au sol. Car l’une des grandes vertus de la verticalité, c’est bien l’espace libre, les îlots de fraîcheur que l’on peut recréer dans la ville, qui sont aussi des lieux de lien social et de bien-être. L’autre sujet abordé par notre projet Odyssey est la mixité verticale. Au-delà des normes et exigences actuelles sur le carbone, nous travaillons sur la proximité des usages différents et la chronotopie des espaces, le moyen d’utiliser des mètres carrés au-delà de leurs heures programmées de fonctionnement.

Nayla Mecattaf : Nous recherchons l’intensité urbaine, nous sommes intéressés par la ville « du quart d’heure » ainsi nommée par Carlos Moreno. Nous pensons qu’un projet ne peut pas uniquement accaparer un lieu. Il faut aussi qu’il restitue à son environnement immédiat des espaces profitables à tous dans un esprit de réciprocité. Dans Odyssey, nous installons des services de proximité dans les pieds d’immeuble, autour d’une place à usage public, nous voulons rendre aux riverains la qualité d’usage qu’ils auront perdue durant le chantier, nous ouvrons le toit-terrasse équipé d’une guinguette populaire accessible à 1 500 personnes, instaurons une mixité travail/hébergement/commerce/loisirs. Le bilan carbone se réduit aussi par ces complémentarités et les déplacements qu’elles évitent. La reconstitution des lieux de connexion perdus avec l’étalement urbain possède une vraie valeur sociale. Je parle souvent du « royaume public » : il faut rendre ce que l’on enlève au territoire par quelque chose d’encore plus généreux.

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