Julien Piton

« Concevoir réversible pour l’industrie de demain »

Ingénieur en génie mécanique et automatique, Julien Piton est chef de Structures Métalliques chez Ingérop, groupe d’ingénierie français et acteur reconnu à l’international, spécialisé dans l’ingénierie et le conseil en mobilité durable, transition énergétique et cadre de vie. Pour Industrie(s), il fait le point sur le concept de réversibilité au service des bâtiments industriels.

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Qu’est-ce que la réversibilité appliquée aux bâtiments industriels ?

La réversibilité, c’est la capacité à réutiliser un bâti existant pour répondre aux besoins de demain, sans repartir de zéro. Cela signifie transformer un bâtiment conçu pour une activité donnée afin qu’il puisse en accueillir une autre, parfois radicalement différente. Un bon exemple est celui de l’usine Bacacier Kingspan, installée dans une ancienne fabrique de tabac. Le bâtiment a été adapté à un process industriel très exigeant – la fabrication de panneaux sandwichs – en intégrant des contraintes fortes de sécurité incendie, de manutention et de ventilation. Grâce à des ajustements ingénieux, comme la suppression d’un faux plafond devenu inutile, il a été possible de libérer des charges et d’intégrer sprinklage, réseaux CVC et équipements de production lourds. C’est une démonstration concrète que l’existant peut devenir un atout plutôt qu’une contrainte.

Pourquoi ce mode constructif revêt-il aujourd’hui une importance particulière dans le contexte des bâtiments industriels ? Jusqu’à présent, on parlait surtout de réhabilitation…

La réhabilitation consiste surtout à remettre en état un bâtiment. La réversibilité, elle, va plus loin : elle anticipe ou permet le changement de fonction. Ce n’est pas seulement rénover, mais préparer l’avenir. Trois facteurs expliquent son intérêt grandissant. En premier lieu, les délais et coûts de construction : concevoir une enveloppe neuve prend beaucoup de temps. Or, l’industrie évolue vite et a besoin de réactivité. Deuxième atout majeur : le bilan carbone. Le meilleur carbone, c’est celui qu’on n’émet pas. Réutiliser l’existant évite ainsi de produire du béton ou de l’acier neuf. Enfin, la rareté foncière : les meilleurs emplacements sont déjà bâtis. Repartir ailleurs est souvent trop onéreux ou logiquement moins efficace.

Quels besoins industriels rendent la réversibilité si attractive ?

Flexibilité et évolutivité sont les maîtres-mots. Un site industriel doit pouvoir se transformer au gré des process, intégrer de nouvelles machines, évoluer d’une chaîne de production à une autre. À cela s’ajoute un facteur géographique : beaucoup d’usines sont situées près des grands axes de transport, en sortie d’autoroute ou à proximité de bassins d’emploi. Ces emplacements stratégiques ne sont pas remplaçables. D’où l’intérêt de transformer ce qui existe déjà plutôt que de reconstruire ailleurs.

En quoi la construction métallique est-elle particulièrement adaptée à la réversibilité ?

L’acier est un matériau de choix pour trois raisons majeures : sa durabilité, sa transparence structurelle et sa malléabilité. Une charpente métallique peut traverser les décennies sans faiblir. On trouve encore des structures du début du xxe siècle parfaitement saines. Avec la construction métallique, tout est visible – boulons, soudures, écrous. Un simple examen visuel permet déjà d’évaluer son état. Enfin, l’acier se prête à toutes sortes de modifications. Ajouter une poutre, renforcer un plancher, insérer un chevêtre pour désenfumage… : tout est possible sans remettre en cause l’ensemble du bâtiment. Comparé à d’autres matériaux, l’acier est imbattable pour adapter un ouvrage existant.

Peut-on intégrer la réversibilité dès la conception d’un bâtiment neuf ?

C’est techniquement possible, mais rarement demandé par les maîtres d’ouvrage. Anticiper des usages futurs suppose de surdimensionner certaines structures, ce qui augmente les coûts immédiats. En revanche, on peut déjà préparer l’avenir en adoptant des mailles régulières, des portiques répétitifs et des trames modulables. Ce type de conception « flexible » permet d’ajouter plus tard des réseaux, des ouvertures ou des équipements lourds sans grandes difficultés.

Les outils numériques, comme le BIM, facilitent-ils cette réversibilité ?

Oui, et c’est même une révolution silencieuse. Dans la filière métallique, nous avons été précurseurs dans l’usage du BIM. Aujourd’hui, un modèle numérique contient toutes les informations d’un bâtiment : composition d’une poutre, références des aciers, assemblages… Si ce modèle est conservé, il devient une véritable carte d’identité du bâtiment. Dans 20 ans, il permettra de réparer, d’ajouter ou de remplacer des éléments sans diagnostic lourd ni relevé complexe. Le problème, c’est que trop peu de maîtres d’ouvrage exploitent réellement ces maquettes numériques. L’enjeu est donc autant culturel que technique : comprendre que ces données sont un capital pour l’avenir.

Justement, quels sont les freins à lever pour généraliser cette approche réversible ?

La technique existe, les outils aussi. Le frein principal est organisationnel : l’archivage des données de chantier. Trop souvent, les dossiers de fin de chantier sont incomplets, dispersés ou même détruits. Résultat : lorsqu’il faut intervenir 10 ans plus tard, on repart quasiment de zéro. Un effort de sensibilisation est nécessaire, notamment pour uniformiser les protocoles BIM et conserver les données sur le long terme. Avec le cloud et les solutions actuelles, ce n’est pas un problème technologique, c’est une question de culture et de discipline.

Quel rôle joue la réversibilité dans le développement durable ?

Elle est au cœur de l’économie circulaire du bâtiment. Plutôt que de démolir, on conserve. Plutôt que de transporter et réemployer ailleurs, on transforme sur place. Cela réduit les déchets, les transports, la consommation de matériaux et donc les émissions carbone. Dans la filière métallique, un simple exemple suffit : repeindre une poutre existante a un impact environnemental infiniment plus faible que de fabriquer et livrer une poutre neuve.

Quels secteurs industriels sont les plus demandeurs ?

Plusieurs secteurs sont en première ligne. L’automobile, avec sa transition vers l’électrique. Les usines doivent se réinventer rapidement sans perdre leur ancrage géographique. Le nucléaire, où la réversibilité est même une obligation réglementaire, comme au centre d’enfouissement Cigéo à Bure, conçu pour permettre le retrait futur de chaque colis de déchets. Le numérique, enfin, avec des reconversions de sites en datacenters, comme l’ancien centre de tri postal transformé pour Free.
Ces exemples montrent que la réversibilité n’est pas un concept théorique, mais une pratique concrète déjà à l’œuvre dans plusieurs filières stratégiques.

Comment voyez-vous l’avenir de la construction métallique dans ce domaine ?

La tendance est claire : les constructions neuves deviennent rares, sauf pour des procédés totalement inédits (four à hydrogène, nouveaux réacteurs nucléaires…). Pour tout le reste, l’évolution passera par l’adaptation de l’existant. Nos clients nous sollicitent déjà pour des renforts, des ajouts, des cloisonnements, des adaptations locales. C’est une logique qui ne fera que s’amplifier.

Enfin, si vous deviez résumer en une phrase l’apport de la construction métallique à la réversibilité…

La charpente métallique est le mécano du futur : c’est le matériau le plus malléable, le plus durable et le plus efficace pour adapter en permanence les bâtiments industriels aux besoins changeants de demain.