Jean-Marie Duthilleul

L’esprit des lieux

Après une brillante carrière chez Arep, le bureau d’études qu’il a fondé avec Étienne Tricaud au sein de la SNCF afin de concevoir les gares de France et d’Asie, l’architecte Jean-Marie Duthilleul a créé l’agence Duthilleul, où, accompagné de son fils, Jean-Baptiste, il imagine de nouveaux lieux dédiés au transport, mais aussi des campus, des restaurants et… des églises.

Photo : Agence Duthilleul

D’où vient votre passion pour l’architecture ?

J’ai grandi à Paris dans un appartement divisé en deux. D’un côté, il y avait l’habitat familial ; de l’autre, l’agence d’architecture de mon père, Jean Duthilleul, qui a notamment conçu les premières Maisons de la culture sous André Malraux. J’ai donc évolué au milieu des représentations d’architecture, dont je comprenais les significations spatiales, comme un musicien entend les partitions. Lorsque je revenais de l’école, mon père me demandait quels immeubles j’avais vus sur mon trajet, puis m’invitait à les dessiner. Je m’interrogeais alors sur le nombre d’étages, la place du balcon, la dimension du porche… L’exercice était vraiment difficile. Au travers de cette activité, mon père voulait m’apprendre à regarder. Car souvent, on voit, mais on ne regarde pas. Et quand on regarde, il faut aussi retenir ! Bref, je baignais dans l’architecture et je rêvais d’en faire.

Ce n’est pas ce que raconte le début de votre parcours. Vous avez passé un bac maths, puis un bac philo, avant d’atterrir à Polytechnique…

Je suis né en 1952. La fin de mon adolescence était marquée par mai 1968, durant lequel l’enseignement de l’architecture s’est disloqué. Je me suis dit que j’allais faire de la philosophie, puis apprendre à construire, en attendant que ça se calme. La philosophie m’a beaucoup servi ensuite, lorsque je me suis, par exemple, intéressé à la liberté en tant que pouvoir de création – un sujet dont j’ai fait un livre, On n’arrête pas la liberté, avec ma femme Anne Chopinet et le dominicain Henri Manteau-Bonamy. Après mon bac philo, je suis rentré en classe préparatoire scientifique. J’ai raté les Ponts-et-Chaussées que je convoitais, mais j’ai réussi Polytechnique. Je suis quand même devenu ingénieur des Ponts à la suite de l’X. J’ai terminé mes études d’architecture à l’École de Paris-la-Seine, pendant que je cherchais à ouvrir de nouvelles perspectives urbaines au Secrétariat général du Groupe central des villes nouvelles.

À partir de 1981, vous avez travaillé sur le projet avorté de l’exposition universelle de 1989, puis sur les grands projets de l’État, initiés par François Mitterrand. Quand et comment a débuté l’aventure à la SNCF ?

J’avais acquis des savoir-faire en urbanisme avec le Secrétariat des villes nouvelles, et en architecture avec les grands projets de l’État. Et là, en 1985, surprise : la SNCF m’appelle parce qu’elle cherche un architecte sérieux – donc un architecte qui soit aussi ingénieur – pour intégrer l’atelier de conception architecturale du groupe, officieusement baptisé « l’agence des gares ». Mais, je ne voyais pas ce que je pouvais y faire, car je ne m’intéressais pas aux trains… Finalement, après un an de discussion, j’ai quand même rejoint la SNCF. Le TGV Atlantique était alors en plein développement. La première gare sur laquelle j’ai travaillé était celle de Paris-Montparnasse, où les ingénieurs avaient prévu un poteau tous les 9 m, soit 600 poteaux en tout, pour couvrir les voies ferrées. On m’a demandé de dessiner de « jolis poteaux ». J’ai répondu que le problème n’était pas une affaire de « jolis poteaux », mais qu’il était bien plus grave que cela ! Moi-même ingénieur structure, j’ai conçu un projet avec des dalles à grande portée. Je me suis ensuite attelé à la réhabilitation de l’ensemble de la gare jusqu’au métro, car mon analyse du futur trafic de voyageurs mettait en évidence un sous-dimensionnement des espaces et des équipements. À l’époque, le train passait pour désuet. Mais le TGV était une révolution. Il fallait changer l’image du bâtiment, l’ouvrir sur la ville. C’est ce à quoi je me suis également employé en créant une façade constituée d’un grand rideau de verre suspendu, avec le concours de l’ingénieur Marc Malinowsky.

Il y a eu ensuite la gare de Lille Europe, celles de Marne-la-Vallée – Chessy et de Roissy-Charles de Gaulle avec Paul Andreu. Et tant d’autres encore…

Celle de Lille Europe est intéressante, car, au lieu de l’enterrer, comme le prévoyait le cahier des charges, j’ai creusé une place en pente pour mettre en scène le TGV et offrir de la lumière naturelle aux voyageurs. Cela ne coûtait pas beaucoup plus cher que de réaliser un espace en souterrain avec des parois et une dalle. La grande galerie de verre a été imaginée avec Peter Rice, que j’ai rencontré durant le chantier de la gare Montparnasse. Livré en 1993, ce projet me semble encore très actuel. La gare de Marne-la-Vallée – Chessy, qui dessert Disneyland Paris, est un autre bâtiment particulier en raison de son financement en grande partie assuré par Euro Disney. Le premier projet de 17 m de haut ne convenait pas à son président, car il était visible depuis le château de la Belle au bois dormant. Il fut décidé que la construction ne devait pas dépasser 5 m de hauteur. Les Américains avaient des méthodes de travail étonnantes. Ils convoquaient tous les architectes – Frank Gehry, Michael Graves, etc. – dans un grand hangar, à Los Angeles, Miami et Paris, où, s’aidant des maquettes, Michael Eisner, le grand patron de Walt Disney Company, donnait ses instructions : « Ça, je le veux plus à gauche ; ça, je le préfère à droite… »

1995 est l’année de naissance d’Arep. Pourquoi avoir créé cette structure détenue à 100 % par la SNCF ?

Notre équipe s’était beaucoup renouvelée avec l’arrivée d’Étienne Tricaud et d’autres jeunes architectes. Concourir pour la gare de Séoul, face à 40 équipes internationales, était une belle opportunité. Dans un premier temps, la SNCF était pourtant réticente à ce que nous allions au bout du projet après l’avoir gagné. Elle voulait cantonner le risque, ce qui nous a conduits à fonder une filiale : Arep, qui n’est qu’un bureau d’études, car la création d’une société d’architecture aurait impliqué que la majorité des parts soit en possession d’un architecte. Avec cette nouvelle structure, nous avons pu construire en Corée, mais aussi en Chine : des gares, comme celles de Shanghai-Sud et de Wuhan, mais aussi le musée de la Capitale de Pékin et plusieurs tours. L’existence d’Arep ne nous ouvrait pas pour autant l’ensemble du marché français. Dans la loi de 1977 sur l’architecture, il est écrit qu’un architecte salarié peut construire les bâtiments de la société qui l’emploie, mais pas autre chose. Nous étions dans ce cas-là. Arep, en tant que bureau d’études, ne pouvait pas signer les projets des gares françaises. C’était nous, architectes salariés de l’atelier intégré dans la SNCF, l’agence des gares, qui en étions responsables.

Vous dites que la conception des gares demande une attention particulière à l’échelle, à la mise en scène des foules, aux orientations des espaces par rapport à la ville pour aider les corps à se repérer… Vous parlez aussi de l’importance des rythmes. C’est-à-dire ?

Dans une gare, le rythme est fondamental. Il annonce le voyage et règle le pas des voyageurs. Toutes les gares parisiennes ont une trame de 10 m. Mais les subdivisions sont en 10/12e. Il y a une coexistence entre le système duodécimal prérévolutionnaire (toise, pied, pouce) et le système décimal. Diviser une trame de 10 m en 5 et en 2 n’est pas très intéressant. La diviser en 6, 4, 3 et 2 est nettement plus riche. Pour le bâtiment de la gare du Nord qui dessert la banlieue, une trame de 15 m avait été adoptée. L’endroit était fort désagréable. Nous avons recalé la trame sur 10 m et tout s’est apaisé.

Le site internet de votre agence classe les projets par matière, pas uniquement par typologie d’usage. Pour quelle raison ?

Nous considérons que l’approche sensible est primordiale. Pierre, bois, fer, verre : chacune de ces matières présente des caractéristiques qui les destinent à certaines fonctions. Il ne nous viendrait pas à l’idée de fabriquer une halle avec de l’acier en bas et du béton en haut, par exemple. Le choix de la matière doit être corrélé à la construction et ce qui doit se passer dans l’espace. Elle doit exprimer le programme. Lorsque nous avons fait le centre religieux Teilhard de Chardin sur le plateau de Saclay, il nous était impossible d’ignorer les pensées du prêtre Pierre Teilhard de Chardin sur le cosmos. Il nous fallait employer des matières facilement identifiables, reliées aux éléments du cosmos : le bois pour le hall et la terre pour la chapelle. La profondeur du silence n’est pas la même dans un bâtiment de terre et dans un bâtiment de bois.

Quelle place réservez-vous à l’acier dans votre œuvre ?

Pour nous, l’acier est une matière efficiente et évanescente. Il faut se garder d’en mettre trop abondamment. L’acier doit remplir une fonction de support, du verre notamment, sans ostentation. Pour le belvédère de Fourvière, il n’est employé que pour rendre la structure la plus fine possible, de sorte à offrir au restaurant le maximum de transparence sur le paysage urbain et lointain. Pour la station du RER E La Défense Grande Arche, l’inox n’est pas mis en scène comme matériau, mais comme miroir déformant. Son dessin en vague renvoie une image très dynamique de l’espace.

Comment en êtes-vous venu à concevoir des édifices religieux ?

En 1997, le cardinal Lustiger a demandé à Christian de Portzamparc d’aménager les sites du Champ de Mars et de l’hippodrome de Longchamp pour la venue du pape lors des Journées mondiales de la jeunesse (JMJ). Christian lui a répondu qu’il y avait un type qui savait gérer les foules de 500 000 personnes. Ce type, c’était moi. C’est comme ça que tout a commencé. Après les JMJ, j’ai travaillé sur l’aménagement du transept de Notre-Dame et la conception de l’église Saint-Francois de Molitor, à Paris. Au total, j’ai repensé les aménagements, réhabilité ou conçu ex nihilo une vingtaine d’églises, de monastères et de cathédrales. Les lieux de culte offrent la possibilité de faire émerger en même temps le projet et le programme. C’est cela qui nous passionne dans la fabrication des bâtiments : aller au-delà de la simple carrosserie.

Il est d’ailleurs plus facile d’extraire une manière de faire qu’un style dans votre œuvre. Vous produisez des projets très différents. Il n’y a aucun rapport, par exemple, entre Saint-Martin de Tours, chapelle rustique des temps premiers, et les théâtrales stations du RER E…
Effectivement, certains architectes ont un style. D’autres collent au site et au projet. J’appartiens à la seconde catégorie.

 

Jean-Baptiste Duthilleul, votre associé, vient de nous rejoindre. Il représente l’avenir de l’agence. Je me permets de le laisser conclure. Comment vous partagez-vous les projets ? Comment voyez-vous le futur de l’agence ?

Jean-Baptiste Duthilleul : Avec Jean-Marie, nous travaillons généralement à quatre mains sur les projets. Nous organisons également des ateliers de cinq ou six personnes selon les appétences et les savoir-faire de chacun. Une personne référente est chargée de restituer les besoins ou les informations du programme, puis nous dessinons, nous cherchons des références et des idées.
À l’avenir, nous imaginons construire encore des gares et des lieux de culte – car nous avons une véritable expertise dans ces domaines – et continuer à travailler à toutes les échelles, y compris sur des appartements. Nous voudrions aussi nous engager plus avant sur des programmes à vocation sociale. Ce sont des programmes forts. Actuellement, nous construisons Asterya, un centre de soin pionnier pour les enfants confiés à l’Aide sociale à l’enfance (ASE), dans le 12e arrondissement de la capitale. Le diocèse de Paris nous a également chargés de réhabiliter le monastère de la Visitation, entre la rue de Vaugirard et la rue du Cherche-Midi, où 30 % des surfaces abriteront des populations fragiles selon un mode inclusif de colocation : un handicapé avec un valide, un sans domicile fixe avec un jeune professionnel, une mère isolée avec une femme accompagnante… Il s’agit d’une nouvelle opportunité pour instaurer un dialogue avec les futurs utilisateurs, travailler sur la compréhension des besoins, bâtir en même temps le programme et le projet, de sorte qu’ils soient parfaitement ajustés l’un à l’autre.