Éric Bergé

« Décarboner l’industrie française : entre ruptures technologiques et sobriété nécessaire »

Investi dans la gouvernance d’entreprises industrielles, Éric Bergé a la charge du secteur Industrie au sein du Shift Project, un think tank dédié à la décarbonation de l’économie. Auteur notamment du rapport « Décarboner l’industrie sans la saborder », publié dans le cadre du Plan de transformation de l’économie française (PTEF), il revient sur l’industrie – secteur clé de la décarbonation –, ses enjeux, ses défis, ses leviers et sa mise en œuvre.

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Qu’est-ce que le Shift Project ?

Le Shift Project est un think tank qui œuvre en faveur d’une économie décarbonée sur des bases scientifiques, en se distinguant par son approche « physique ». Celle-ci analyse les flux réels (tonnes, kilowatt­heures) plutôt que des modèles abstraits, permettant d’évaluer la faisabilité des projets en se confrontant aux limites matérielles (ressources, rendement énergétique).
Cette approche révèle des impossibilités souvent ignorées. Par exemple, la voiture à hydrogène est jugée non viable en raison de son faible rendement énergétique global (30-35 %). De même, l’importation massive de gaz bon marché ou d’hydrogène vert est remise en question en raison de l’épuisement des gisements, des contraintes physiques d’importation et de l’intérêt des pays producteurs à transformer localement ces ressources.

Cette approche a nourri le PTEF publié en 2022.
En quoi consiste-t-il ?

Le PTEF vise à proposer des voies pragmatiques pour décarboner l’économie, secteur par secteur, en favorisant la résilience et l’emploi. Lancé pour nourrir le débat public, ce plan est un scénario systémique couvrant tous les secteurs.
Il assure le « rebouclage » des flux physiques (matières, énergies, compétences humaines) pour proposer un plan robuste. L’analyse des flux physiques montre en effet que la technologie seule ne suffira pas. La sobriété, définie comme une réduction volontaire de la consommation de biens physiques, est donc un levier nécessaire pour atteindre les objectifs, notamment là où les limites technologiques sont infranchissables comme dans le recyclage des plastiques qui, même poussé à bout, ne pourrait pas recycler certaines molécules.

En quoi l’industrie est-elle un secteur clé de la transition ? Quels sont les enjeux de sa décarbonation ?

À la fois colonne vertébrale et secteur à part entière, l’enjeu de
l’industrie est double. Elle doit permettre aux autres secteurs de se transformer – en produisant les biens et infrastructures dont ils ont besoin pour décarboner leurs activités –, tout en assurant que cette production devienne elle-même décarbonée et presque totalement indépendante des intrants fossiles.
Après des années de déclin relatif durant lesquelles l’industrie a vu passer son poids dans l’économie d’un quart à un peu plus de 10 % du PIB et de l’emploi, la crise de Covid-19 a ouvert les yeux du public sur l’importance de l’industrie. Et c’est sur l’industrie lourde que pèse très nettement la part principale des efforts à mener. La chimie, la métallurgie (principalement la sidérurgie) et l’industrie des matériaux de construction (principalement le ciment) représentent à elles seules les trois quarts des émissions du secteur. En France, l’industrie comptabilise près de 20 % des émissions territoriales, bien plus que son poids économique. Elle est donc un levier crucial pour atteindre nos objectifs climatiques. L’industrie est, en outre, fortement dépendante des chaînes logistiques et du pétrole, ce qui la rend vulnérable aux crises. Sa décarbonation est donc indispensable pour assurer sa résilience et permettre la transformation de l’ensemble de l’économie. Mais ce pourcentage masque l’empreinte carbone des importations. En incluant les biens importés (souvent de pays très carbonés, tels que la Chine), l’empreinte d’un Français passe de 6 à 10 tonnes de CO2 par an. L’empreinte carbone importée est elle aussi un enjeu majeur, et la réduction des émissions nationales ne doit pas se faire au détriment de la souveraineté par une désindustrialisation accrue. C’est ce que nous entendons par « décarboner l’industrie sans la saborder » !
Au-delà des secteurs évidents, des analyses spécifiques révèlent l’impact carbone élevé d’autres industries. L’industrie de la santé est ainsi très émissive au kilo produit en raison des multiples étapes chimiques énergivores nécessaires à la fabrication d’un principe actif. De même, l’agriculture est un émetteur majeur (25 % des émissions), notamment via la production d’engrais, qui font partie des substances industrielles qui sont les plus émissives en termes de gaz à effet de serre et, en plus, elles continuent à en émettre une fois dans la terre.

Au sein de l’Union européenne, si la France reste le pays le plus désindustrialisé, on constate néanmoins aujourd’hui une embellie relative. Pouvez-vous en dresser un état des lieux et les perspectives ?

Avec la création nette de 300 usines depuis 2017, l’industrie française relève la tête et la France reste un pays attractif pour les investissements. À ce jour, 130 000 emplois industriels ont été recréés. Dans mon territoire, nous comptons quelque 1 000 emplois industriels de plus depuis 2020. Dunkerque prévoit la création de 16 000 emplois industriels de plus d’ici 2030. Il est temps de réaffirmer que la réindustrialisation est un enjeu majeur pour notre pays. L’industrie, c’est avant tout des investisseurs et non des comptables. Et je ne souhaite pas que les comptables prennent le pouvoir. On a besoin aujourd’hui de continuer à soutenir notre industrie, à accompagner la décarbonation et l’innovation. Cet élan ne doit pas être cassé sur l’autel de l’orthodoxie budgétaire. Les conséquences seront bien plus graves que les économies de bouts de chandelle réalisées. Nous ne sommes qu’au début d’un lent mouvement. La trajectoire est immense. Les experts affirment qu’il nous faudrait passer de 10 % du PIB dans l’industrie à 15 %, ce qui équivaut à une croissance de 50 %. Recréer plus d’un million d’emplois industriels, c’est colossal ! Je pense cependant que nous pouvons y arriver à condition que les signaux restent très forts. Va-t-on continuer à soutenir « Territoires d’industrie », les programmes de décarbonation de l’industrie ? Plus que jamais, nous devons porter la dynamique de la réindustrialisation. Nous disposons d’atouts décisifs : des outils de formation, des infrastructures routières et autoroutières, une énergie décarbonée, des savoir-faire, des ingénieurs… Les investisseurs croient de nouveau à la capacité de produire en France. On le constate dans tous les secteurs qu’il s’agisse de l’aéronautique, l’agroalimentaire, le luxe, les batteries, l’électronique ou encore la métallurgie. On a endormi tout ce potentiel, à nous de le réveiller !

«  Il va falloir revoir tous les procédés, tous les produits, en créer de nouveaux. C’est le défi d’une génération »

Quels sont les leviers et les conditions de la décarbonation industrielle ?

La transition industrielle repose sur trois piliers. Les économies d’énergie, accélérées par la crise, pourraient compter pour 40 % de l’effort. Les technologies de rupture (capture de carbone, hydrogène décarboné, nouveaux procédés) sont nécessaires pour 40 % supplémentaires.
Le reste proviendra de la sobriété, car certaines solutions ne seront pas disponibles à l’échelle requise à temps. Mais pour que ces leviers soient activés, trois conditions sont essentielles. D’abord, une électricité décarbonée, abondante et compétitive, prérequis à l’électrification des procédés. Ensuite, des normes claires et technologiquement neutres – comme la RE 2020 dans la construction –, qui obligent les acteurs à innover pour réduire leur empreinte carbone.
Enfin, des mécanismes de marché et de protection, pour éviter la concurrence de produits importés plus carbonés et moins chers. Le système de quotas carbone européen (EU ETS), qui verra la fin des quotas gratuits d’ici 2034 pour les secteurs clés, crée une pression financière inexorable. Il est complété par le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF, ou CBAM en anglais) pour protéger ces industries. Ces dispositifs, bien qu’imparfaits, poussent l’industrie dans la bonne direction, comme en témoigne l’implantation de Marcegaglia à Fos-sur-Mer, attirée par ce cadre. C’est une des plus belles nouvelles industrielles de l’année !

Comment analysez-vous la tension actuelle entre les objectifs écologiques à long terme et les pressions économiques à court terme dans l’industrie lourde ?

Malgré une dynamique de fond, la conjoncture économique peut freiner les projets. Le cas d’ArcelorMittal, qui a suspendu un projet hydrogène au profit de fours électriques moins risqués face à la con­currence chinoise, illustre la nécessité d’aligner parfaitement les conditions économiques, réglementaires et technologiques pour que les projets de rupture soient viables.
Malgré les défis économiques à court terme, des succès concrets et la transformation stimulante des métiers industriels montrent que la France et l’Europe sont bien positionnées pour réussir cette transition. Contrairement à il y a quatre ou cinq ans, 90 % des industriels ont aujourd’hui une réelle envie et une vraie volonté de travailler à la décarbonation. Honnêtement, ce changement d’état d’esprit chez les industriels est remarquable. De fait, l’industrie est redevenue passionnante ! Il va falloir revoir tous les procédés, tous les produits, en créer de nouveaux. C’est le défi d’une génération. Mais le train européen des mesures avance, la course à la décarbonation dans l’industrie ne s’arrête pas. Ce sera complexe et difficile, il y aura nécessairement des ajustements mais personne ne va la remettre en cause.