Anne Démians

Dimensions sensibles

Membre élue à l’Institut de France et première femme accueillie à l’Académie des Beaux-arts, section architecture, Anne Démians est une architecte qui compte dans le paysage de cet art majeur, qu’est l’architecture, en France comme à l’étranger. Elle créée sa première agence d’architecture en 1995. Et en 2005, elle fonde Architectures Anne Démians, une structure créative et opérationnelle qui accueille aujourd’hui une trentaine d’architectes et ingénieurs.

Entretien avec une architecte férue d’histoire et sensible au caractère spécifique de l’acier. Une architecte qui s’intéresse plus particulièrement aux équilibres subtils entre matières et espaces, aux procédés les plus efficaces de la densification urbaine et à la réversibilité des espaces construits. Anne Démians présidera les Eiffel de l’architecture au mois de juin prochain.

Photo : Stéphane de Sakutin-AFP

Comment êtes-vous devenue architecte ?

Mon premier contact avec l’architecture remonte à l’enfance. J’étais fascinée par les carnets de voyage de ma grand-mère. Voyager et dessiner : « je croyais que c’était ça l’architecture ! » Mon grand-père, était un grand historien. Il m’aura, aussi, transmis sa passion. Cet univers familial m’a prédisposée à cette discipline complète qu’est l’architecture et qui regroupe dessin, histoire et art de construire. C’est ainsi que je devins architecte.

Ce que je retiens de mon intérêt pour l’histoire se retrouve surtout dans le rapport ambigu, mais puissant, existant entre le pouvoir et l’artiste, puis, par voie de conséquence, entre le pouvoir et l’architecte. Très tôt, je devais constater que les architectures qui nous servaient de modèle n’étaient rien d’autre que les expressions émergeantes d’un pouvoir ou d’une exigence, quelle qu’en soit leur nature. Imaginez Wolfgang Amadeus Mozart dans ses confrontations avec l’évêque de Salzbourg, Richard Wagner s’opposant à Louis II de Bavière, Vladimir Maïakovski encensant Lénine et Michel-Ange dans ses oppositions directes à Jules II. Imaginez encore, plus près de nous, Ieoh Ming Pei aux côtés de François Mitterrand quand il s’agit de définir les espaces du Louvre moderne. Les œuvres remarquables, produites ainsi, sont toutes dotées d’une force expressive authentique et synthétique : celle de la pensée intrinsèque de l’architecte, croisant les aspirations politiques et les technologies du moment.

Où avez-vous fait vos études ? Peut-on affilier vos débuts à un courant architectural ?

J’ai commencé à étudier à l’Ecole d’architecture de Grenoble, avant d’intégrer l’Ecole de Versailles. Ce changement, c’était surtout pour rejoindre l’architecte Henri Gaudin qui y enseignait avec une approche transversale de l’architecture. Puis, pour sa passion déclarée pour le Moyen-Âge et le Baroque. Un rapport fort à l’histoire. Mes études terminées, il m’invita à rejoindre son atelier. Je devais y rester 7 ans, période pendant laquelle je devais formaliser avec lui le musée Guimet et entrevoir le musée Rodin.

Votre architecture semble pourtant plus proche de celle d’un Nouvel que de celle d’un Gaudin ?

Tout est un problème de regard ou d’expression. Henri Gaudin me rapprocha de mes convictions profondes sur la ville. Ce qui m’intéressait, au fond, chez Henri Gaudin, c’était sa dimension sensible comme l’énergie qu’il donnait à l’idée d’une ville complexe faite d’anfractuosités et de mystères.
Penser proximité et densité, la question est bien de savoir aujourd’hui comment on peut arriver à produire une nouvelle esthétique dans nos ouvrages et de nouvelles configurations urbaines autour de ces 2 supports idéologiques. Les paramètres pour construire aujourd’hui ont évolué de manière spectaculaire. Il faut désormais penser fiction, climat, social, économie, géographie, énergie, environnement, confort, topographie ou construction hors site. Toutes ces données, vous le voyez bien, nous éloignent du premier comme du deuxième architecte cités dans votre question. Ils nous emmènent dans un univers principalement construit en complexités, en transversalités et en synthèses diverses.

Votre biographie indique que vous enseignez actuellement en master de management de l’immobilier. En quoi cela consiste-t-il ?

J’ai d’abord enseigné à l’Ecole d’architecture de Bretagne, puis à la TU (Technicum University) de Berlin, avant de venir encadrer le Master Management de l’immobilier de Paris-Dauphine. Certains me l’ont reproché, mais il me plaisait d’éveiller des sensibilités qui nichent ailleurs que dans les seules Ecoles d’architecture. Les aménageurs et les promoteurs font partie du processus de construction des villes et des ouvrages. Il me semble donc impossible de ne pas chercher à les former ou les informer utilement. L’architecture a tout à y gagner. Mon rôle d’enseignante à Paris-Dauphine se situe au croisement de l’architecture et de l’urbanisme. Et d’agir sur tous les leviers du secteur peut faire évoluer les mentalités. Membre du Conseil d’administration de la Cité de l’architecture et du Patrimoine, membre élue à l’Académie des Beaux-arts et membre fondateur de la FOC (Force d’Optimisation culturelle), je prends très au sérieux ces différents rôles consistant à agir au-delà de mes activités d’agence et de mes projets pour être « utile ».

Dans l’opération les Black Swans, à Strasbourg, vous avez conçu trois tours à destination réversible. Expliquez-nous.

L’opération immobilière des Black Swann est un projet qui s’est construit sur une pensée théorique, une anticipation mettant en perspective des solutions de transformations faciles de l’espace construit. Il ne s’agit pas d’un objet désincarné, mais bien d’un corps vivant pouvant évoluer avec le temps et ses contenus. L’opération s’installe dans le passé industriel du quartier. Au moment du concours, j’avais fait part de mes doutes quant à des mixités qui ne fonctionnaient pas. L’opération ne pouvait se traduire que par des « immeubles à destination indéterminée (IDI) » c’est-à-dire des « immeubles capables » dont la destination n’est pas définie à l’origine de leur programmation. Ecrits sur une trame de 6,66 m, compatible bureaux / logements), ils présentent des espaces hauts sous plafond de 2.70 m et accompagnés tous d’espaces extérieurs, s’outillant ainsi du bagage nécessaire pour glisser d’un programme à un autre, sans dégâts, ni coûts supplémentaires. Ainsi, 50% des surfaces ont été modifiées entre le projet concours et la livraison des ouvrages. Des mesures sont conservatoires ont été prises à l’origine. Qu‘il s’agisse des façades, des structures ou du positionnement des fluides. On dissocie la forme de l’usage et on laisse le temps faire les choses, tout en faisant attention à la cohérence de l’œuvre.

Vous avez identifié trois leviers principaux pour favoriser la réversibilité des bâtiments : l’obligation de démontrer cette réversibilité lors du dépôt du Permis de construire, l’harmonisation de la sécurité incendie entre les programmes de logements et de bureaux, et la fiscalité. Pourriez-vous détailler ce dernier point ?

Dans le cas d’une opération de bureaux en Île-de-France, l’opérateur engage des frais qu’il ne récupère pas s’il transforme un immeuble tertiaire en immeuble de logements (RCBCE, TVA). L’immeuble passe d’une activité récupératrice de TVA à une activité qui ne récupère pas la TVA. La régularisation de la TVA étant calculée sur 20 ans, la dimension temporelle de la fiscalité empêche l’agilité de la construction. L’évolution de la fiscalité est un levier important (échelle nationale) pour transformer les bureaux en logements et contribuer à atteindre les objectifs prioritairement quantitatifs en matière de logements sociaux. On dit que les promoteurs et les foncières préfèrent garder leurs bâtiments vides plutôt que de les transformer. Mais, on voit bien que, pour eux, l’équilibre économique ne peut être atteint s’ils perdent le bénéfice de la défiscalisation, bien que la rentabilité d’un bâtiment soit calculée sur une quinzaine d’années.
On arrive donc aujourd’hui au bout d’un système dont il faut repenser complètement les mécanismes si on veut promouvoir des villes plus mobiles et plus intelligentes, construites sur des valeurs assises sur le temps long. Projet rejoignant l’ambition de l’objectif ZAN (Zéro Artificialisation Nette).

Quelles sont les œuvres que vous aimeriez que l’on retienne de votre travail ?

Les Black Swann évidemment et les thermes de Nancy que j’ai livrés dernièrement. Deux œuvres importantes dans mon travail de recherche. La première pour la réversibilité des espaces (première opération dans le genre, en France) et la deuxième pour le rapprochement qu’elle opère entre patrimoine et modernité. Bien sûr, aussi L’École supérieure de physique et de chimie industrielles de de Paris (pour la mise en perspective d’espaces consacrés à la recherche) et les Logements de la Porte d’Auteuil (opération conduite avec succès en toute complicité avec 3 autres architectes… et pas des moindres) la Gare de distribution ferroviaire de Vilnius en Lituanie ou la Refondation des espaces de l’Hôtel-Dieu à Paris. Avec ces réalisations, je signe mon premier acte de résistance : celui de n’être spécialiste en rien qui contraindrait ma liberté de diversifier mon travail. La diversité des sujets, c’est ce qui m’intéresse, avant tout. Plus qu’affirmer un style, c’est m’inscrire à chaque fois dans un contexte inédit qui m’intéresse.

La Nef, Rezo, Black Swans, Vilnius by rail : vos bâtiments mettent régulièrement en exergue les filières sèches. Vous ne pensez pas modelage, mais meccano. Quelles en sont les raisons ?

« Je considère l’architecture plus comme un art d’assemblage que comme un art de composition ». L’art de composition se réfère à des architectures dont l’origine est prise dans une culture de la juste proportion, alors que l’art d’assemblage se révèle dans ses capacités à construire à partir de différents composants, pas forcément homogènes, mais se situant tous à l’endroit où ils sont les plus performants. L’architecture ensuite doit viser ses propres mutations (changements d’usage ou climatiques). Notion prioritaire, si on considère les enjeux climatiques qui se présentent. Les ouvrages que je propose ne sont que des additions complexes de données sensibles dont j’ajuste les assemblages à chaque fois que les contextes changent. Les façades se font plus profondes. Elles permettent une gestion passive de la lumière naturelle, des apports thermiques. Et sans technologies coûteuses. Industrialiser les procédés permet des assemblages précis et bien réalisés, pouvant même créer des paysages esthétiques nouveaux et surprenants. Ainsi, dotée de panneaux photovoltaïques verticaux, la Gare de Vilnius devient une œuvre poétique, manifeste technique répondant aux données climatiques spécifiques.

Quelles sont les opérations qui illustrent le mieux votre intérêt pour l’acier ?

OR/essence et l’ESPCI à Paris, Les Dunes à Fontenay-sous-Bois, Black Swann à Strasbourg, Grand Nancy Thermal à Nancy, Matrice à Lezennes et la Maison de la culture arménienne à Alfortville.

Si on en gardait qu’une seule, laquelle serait-ce ? Pourquoi ?

Grand Nancy Thermal dans sa partie nouvelle, longiligne et dense. L’écriture est nouvelle. Le rythme horizontal des façades contraste avec les verticales de l’ouvrage de Louis Lanternier. Il est donné par les différents contenus des thermes, mais la brillance des composants, pourtant portés par une couleur sombre (anthracite) montre à quel point la rencontre de matériaux aussi différents que l’acier et la pierre et l’acier peut être tentée et réussie.

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